Treatise on Consideration – Book 1 | Bernard of Clairvaux (ca. 1150)

Saint Bernard de Clairvaux
Traité de la Considération
Livre I


LIVRE PREMIER. Sommaire

CHAPITRE I. Saint Bernard s’afflige avec le souverain Pontife de le voir accablé de tarit d’occupations diverses.

CHAPITRE II. Comment l’habitude introduit des usages répréhensibles et conduit à l’endurcissement du cœur.

CHAPITRE III. Il ne sied pas aux princes de l’Église de n’être occupés qu’à entendre des plaidoiries et à juger des procès.

CHAPITRE IV. Il y a deux servitudes: l’une convient et l’autre ne convient pas au serviteur des serviteurs de Dieu.

CHAPITRE V. On ne doit point s’occuper des autres au point de se négliger soi-même.

CHAPITRE VI. Le pouvoir judiciaire appartient plutôt aux princes de la terre qu’à ceux de l’Église.

CHAPITRE VII. Il faut avant tout vaquer aux devoirs de la piété et à la considération des choses éternelles.

CHAPITRE VIII. De la piété et de la contemplation naissent l’union et l’harmonie des quatre vertus principales.

CHAPITRE IX. Il faut s’éloigner peu à peu des exemples des derniers papes pour se rapprocher de ceux des anciens.

CHAPITRE X. Saint Bernard blâme sévèrement les abus dont les avocats, les procureurs et les plaideurs se rendent coupables, et il s’élève avec force contre leurs fourberies.

CHAPITRE XI. On doit sévir avec vigueur contre les avocats et les procureurs qui cherchent à s’enrichir par l’injustice.

LIVRE PREMIER.

CHAPITRE I.

Saint Bernard s’afflige avec le souverain Pontife de le voir accablé de tarit d’occupations diverses.
 

1. Par où commencerai-je bien? par vos occupations, puisque c’est ce dont je m’afflige le plus avec vous et pour vous; je dis avec vous, si toutefois vous vous en affligez aussi, autrement je devrais me contenter de dire que je m’en afflige pour vous; car on ne saurait partager avec un autre la douleur qu’il ne ressent pas. Si donc vous êtes affligé, je le suis avec vous; et si vous ne l’êtes pas, je le suis encore, beaucoup même, je le suis d’autant plus que je sais qu’un membre devenu insensible est à peu près perdu, et que pour un malade c’est être au plus bas que de ne plus sentir son mal. Mais Dieu me garde de penser que tel est votre état. Je me rappelle trop bien pour cela avec quelles délices, il n’y a pas longtemps encore, vous goûtiez les douceurs de la retraite; aussi ne puis-je croire que vous les ayez sitôt oubliées et que vous soyez déjà devenu insensible à une perte si récente. quand une plaie est nouvelle et saignante encore elle ne va point sans douleur ; or la vôtre n’a pas encore eu le temps de se cicatriser et de devenir insensible. D’ailleurs, convenez-en avec moi, vous n’avez que trop de sujets de douleur et d’affliction dans les pertes que vous faites tout les jours. Si je ne me trompe, c’est pour vous un véritable chagrin de vous sentir arraché des bras de votre Rachel (a), et c’est toujours pour vous une douleur nouvelle toutes les fois que cela vous arrive. Or quand cela ne vous arrive-t-il pas? que de fois vous voulez une chose, mais en vain! que de fois vous l’entreprenez sans pouvoir la conduire à bonne fin! Que d’efforts vous tentez sans succès! que de fois il vous arrive de ressentir les douleurs de l’enfantement (b) sans pouvoir rien mettre au monde! Vingt fois vous commencez et vingt fois vous êtes interrompu; vous ourdissez la trame, et les fils se rompent sous vos doigts; c’est comme dit le Prophète: « Les enfants ne demandent qu’à naître, mais les forces manquent à celle qui les doit mettre au jour (IV Reg. XIX, 3). » Vous vous reconnaissez à ce trait, n’est-ce pas, mieux que personne peut-être? Aussi permettez-moi de vous dire que je vous croirais le front de la génisse d’Ephraïm qui se plait au joug (Oseae X, 11) si vous en étiez venu jusqu’à aimer un pareil état de choses. Mais non, il n’en est rien : il faudrait que vous fussiez abandonné à votre sens réprouvé pour qu’il en fût ainsi. Je veux bien que rien de tel n’altère la paix de votre âme; mais je ne voudrais pas vous savoir indifférent au milieu de tous ces tracas; il n’est pas à mes yeux de paix plus à craindre que celle-là. Vous croyez peut être qu’on ne peut pas en arriver là; et moi je vous assure que vous y arriverez vous-même si, comme on ne le voit que trop souvent, l’habitude finit par vous faire tomber dans l’insouciance.

a On voit qu’il en était de même pour Grégoire le Grand, par un passage du prologue des Dialogues. Et Jean de Salisbury (in Fulger., VIII, c. 23 ), nous dit que la dignité du souverain pontificat pesait beaucoup aussi an pape Adrien IV.

b Horstius donne ici une version différente et fait dire à saint Bernard :  « Vous faites des efforts et n’obtenez rien; vous êtes dans les douleurs de l’enfantement et ne pouvez rien mettre au monde. » Mais la plupart des anciennes éditions et des manuscrits préfèrent la nôtre, sauf quelques légères variantes.

CHAPITRE II.

Comment l’habitude introduit des usages répréhensibles et conduit à l’endurcissement du cœur.
 

2. Ne comptez pas trop sur vos dispositions présentes, car il n’en est pas de si fermes dont le temps et le laisser-aller ne finissent par triompher. Vous savez que les blessures anciennes et négligées finissent par se couvrir d’un talus qui les rend incurables en même temps qu’insensibles; d’ailleurs une douleur vive et continue ne peut durer longtemps; si on ne la soulage, elle se calme d’elle-même; elle trouve un remède dans les consolations qu’on lui prodigue ou dans son propre excès. Qu’est-ce que l’habitude ne change point? que n’endurcit point la continuité ? de quoi l’usage ne vient-il pas à bout? que d’hommes remarquables n’a-t-on pas vus à la longue trouver agréable et doux ce qui d’abord leur avait semblé plein d’amertume? Entendez un saint en gémir en s’écriant: « Dans l’extrémité où je me trouve réduit, je me nourris de choses dont j’avais horreur auparavant et auxquelles je du n’osais même pas toucher (Job, VI, 7). » D’abord le fardeau parait insupportable, mais avec. le temps, si on continue à le porter, on finit par le trouver moins lourd, puis tolérable et presque léger; enfin on y prend même plaisir. Voilà comment par degrés on tombe dans l’endurcissement du cœur et bientôt après dans une complète indifférence; de même, pour en revenir à mon sujet, une douleur vive et continue finit bientôt par céder aux remèdes ou par s’émousser elle-même.

3. Voilà précisément pourquoi j’ai toujours redouté pour vous et je redoute encore, qu’après avoir trop tardé à chercher un remède à votre douleur, ne pouvant plus l’endurer davantage (a), vous ne vous jetiez de désespoir dans un malheur irréparable: oui, j’ai peur qu’au milieu de vos occupations sans nombre, perdant tout espoir d’en voir jamais la fin, vous ne finissiez par vous y faire et vous y endurcir au point de rien plus même ressentir une juste et utile douleur. Soyez prudent, sachez vous soustraire pour un temps à ces occupations si vous ne voulez point qu’elles vous absorbent tout entier, et vous mènent peu à peu là où vous ne voulez point aller. — Où cela? me direz-vous peut-être. —  A l’endurcissement du cour, vous répondrai-je. Après cela, n’allez pas me demander ce que j’entends par là; c’est un abîme où l’on est déjà englouti dès qu’on n’en a plus peur. Il n’y a que le cœur endurci pour ne se point faire horreur à lui-même, parce qu’il ne se sent plus. Ne m’en demandez pas davantage sur ce point, adressez-vous plutôt à Pharaon, jamais un homme au cœur endurci ne s’est sauvé, à moins que Dieu, dans sa miséricorde, ne lui ait ôté son cœur de pierre, comme dit le Prophète, pour lui en donner un de chair. Qu’est-ce donc qu’un cœur endurci ? C’est celui qui ne peut plus être déchiré parles remords attendri par la piété ou touché par les prières; les menaces et les coups le trouvent également insensible; c’est un cœur qui paie les bienfaits par l’ingratitude; qu’il est peu sûr de conseiller et redoutable de juger;

a La plupart des manuscrits et les plus anciennes éditions donnent cette version; celle de Horstius en diffère un peu.

étranger à tout sentiment de pudeur en présence des choses honteuses, et de crainte en face du danger, on peut dire qu’il n’a rien de l’homme et qu’il est plein d’une téméraire audace dans les choses de Dieu: le passé, il l’oublie; le présent, il n’en tient aucun compte; l’avenir est le moindre de ses soucis; il ne, se rappelle du passé que les torts qu’on a eus à son égard; le présent pour lui n’est rien, et l’avenir ne l’intéresse qu’au point de vue des vengeances qu’il médite et prépare. Enfin, pour le peindre en un mot, c’est un coeur fermé à la crainte de Dieu et des hommes.

Voilà où toutes ces maudites occupations qui vous absorbent ne peuvent manquer de vous conduire, si vous continuez, comme vous l’avez fait jusqu’ici, à vous y livrer tout entier, sans rien réserver de vous-même. Vous perdez votre temps, et, si vous me permettez d’emprunter en m’adressant à vous, le langage de Jéthro (Exod.. XVIII, 18), vous vous consumez dans un travail insensé qui n’est propre qu’à tourmenter l’esprit, épuiser le coeur et vous faire perdre la grâce. Je ne puis en effet, en comparer les fruits qu’à de fragiles toiles d’araignées.

CHAPITRE III.

Il ne sied pas aux princes de l’Église de n’être occupés qu’à entendre des plaidoiries et à juger des procès.
 

4. Je vous demande ce que cela signifie de n’être du matin jusqu’au soir occupé qu’à plaider ou à entendre plaider? Encore s’il n’y avait que le jour d’absorbé par cet ingrat labeur! Mais les nuits mêmes y passent en partie; à peine accorde-t-on aux besoins impérieux de la nature un peu de relâche pour ce pauvre corps, et aussitôt on se relève pour retourner aux plaidoiries. Le jour transmet au jour des procès sans fin, et la nuit lègue à la nuit d’interminables embarras; c’est au point qu’il n’est plus possible de respirer un peu pour le bien, d’avoir le des heures réglées pour le repos, et de trouver quelques rares intervalles de loisir. Vous déplorez certainement comme moi un pareil état de choses, mais à quoi vous sert-il d’en gémir, si vous ne travaillez à le changer? Pourtant ne cessez jamais de le déplorer, et prenez garde qu’à la longue l’habitude ne vous y rende insensible. « Je les ai frappés, dit le Seigneur, et ils ne l’ont point senti (Jerem., V, 3). » Ne ressemblez pas à ceux-là, appliquez-vous plutôt à reproduire en vous les sentiments du juste, et ne cessez de vous écrier avec lui : « Quelle est ma force, hélas! pour tenir plus longtemps, et quand puis-je espérer de voir la fin de mes maux pour ne pas perdre patience? car après tout, je ne suis ni de marbre ni de bronze (Job., VI, 11) ? » La patience est certainement une belle et grande vertu, mais je ne voudrais pas que vous en eussiez pour ces choses; il y a des circonstances où il vaut mieux en manquer. Je ne pense pas en effet que vous enviiez la patience de ceux à qui saint Paul disait : « Vous êtes si sages que vous avez la patience de supporter les insensés (II Cor., XI, 19). » Si je ne me trompe ce n’était là qu’une pure ironie, et au lieu de les louer, l’Apôtre les raille de la facilité avec laquelle ils s’abandonnaient aux faux apôtres qui les avaient séduits et de la patience incroyable avec laquelle ils se laissaient entraîner par eux à toutes sortes de doctrines étrangères et impies; aussi ajoute-t-il une ligne plus bas : « Vous souffrez même qu’on vous traite en esclaves (loco cit.). » Évidemment, la patience d’un homme libre qui se laisse réduire en esclave, n’a rien de bon; je ne veux donc pas que vous vous dissimuliez que tous les jours, à votre insu, vous êtes réduit à une plus complète servitude, car il n’est rien qui dénote davantage un coeur usé que l’indifférence où le laisse son propre malheur. « La tribulation, a dit quelqu’un, ouvre l’oreille de l’intelligence (Isa., XXVIII, 19); » mais ce n’est vrai que lorsqu’elle n’est pas trop forte, autrement, au lieu de l’intelligence, c’est l’indifférence qu’elle produit. Il est dit, en effet, que l’impie, arrivé au fond de l’abîme du mal, n’a plus qu’indifférence et mépris (Prov. XVIII, 3). Réveillez-vous donc, et secouez avec horreur le joug odieux de la servitude qui non-seulement vous menace, mais déjà vous accable de son poids. Pensez-vous n’être point esclave parce que vous avez cent maîtres au lieu d’un? Je ne connais pas de servitude plus affreuse et plus lourde que celle des Juifs. qui trouvent des maîtres a partout où ils vont. Or, je vous le demande, êtes-vous jamais véritablement libre, indépendant, maître de vous-même? De quelque côté que vous vous tourniez, vous ne trouvez que le bruit et le tracas des affaires; votre joug vous suit partout.

CHAPITRE IV.

Il y a deux servitudes: l’une convient et l’autre ne convient pas au serviteur des serviteurs de Dieu.
 

5. Ne venez pas me dire avec l’Apôtre : « Quand je n’étais le serviteur de personne, je me suis fait l’esclave de tout le monde (I Corinth. IX, 19); » car les paroles de saint Paul ne sauraient vous convenir en effet, ce n’est pas pour servir de honteuses ambitions qu’il s’était fait le serviteur de tous les fidèles, car on ne voyait pas accourir à lui de tous les coins du monde, une foule d’intrigants, d’avares, de simoniaques, de sacrilèges, de concubinaires, d’incestueux et autres monstres à face

a Il y a dans le texte, à cet endroit, un glossème qui s’est glissé dans un certain nombre de manuscrits.

humaine, pour solliciter, de son autorité apostolique, les dignités de l’Église ou la permission de les conserver; non, il s’était réduit en servitude, cet homme qui disait: «Jésus-Christ est ma vie et la mort m’est un gain (Philipp., I, 21), » pour gagner à Dieu le plus d’âmes possible et non pas pour grossir les trésors de l’avarice. Je ne vois pas comment vous pourriez vous prévaloir pour excuser votre propre servitude, de l’esclavage habilement calculé de saint Paul et de sa charité aussi indépendante que libérale; mieux vaut à votre titre de successeur des apôtres, au repos de votre conscience et au bien de L’Église que vous prêtiez l’oreille à ces paroles de saint Paul: « Vous avez été rachetés à un très-haut prix, n’allez pas vous faire esclaves des hommes (I Corinth., VII, 23), » Or je vous demande si, pour un souverain Pontife surtout, il est rien qui sente plus l’esclavage et soit moins honorable que de s’épuiser de fatigues, je ne dis pas tous les jours, mais à chaque instant du jour, dans de pareils travaux et pour de pareils gens. Comment avec cela trouver le temps de faire oraison, d’instruire les peuples, d’édifier l’Église, et de méditer la loi de Dieu ? Ce n’est pas qu’il ne soit point question de lois dans votre palais, mais c’est des lois de Justinien et non de celles du divin Maître. Est-ce dans l’ordre ? répondez . La loi du Seigneur est une loi innocente et pure qui sanctifie les âmes, celles des empereurs ne sont guère que des sources de chicanes et de subtilités qui ne servent qu’à fausser les jugements des hommes. A quoi pensez-vous donc, ô vous le pasteur et l’évêque de nos âmes, quand vous souffrez qu’en votre présence l’une soit toujours réduite au silence tandis que les autres ne cessent de faire entendre leur voix? Ou je me trompe, ou un pareil désordre doit réveiller en vous quelques scrupules, et vous porter à vous écrier quelquefois avec le Prophète : « Les méchants m’ont entretenu de leurs inventions mensongères; mais cela n’a rien de comparable à votre loi (Psalm. CXVIII 35).» Allez donc maintenant et osez dire que vous êtes libre quand vous courbez la tête sous le poids d’un joug si flétrissant, sans pouvoir vous y dérober; que si vous le ;pouvez et ne le voulez pas, vous êtes doublement esclave, l’étant de plus d’une volonté si perverse. Je ne sache pas en effet, d’esclave plus digne de ce nom que celui qui est asservi à l’iniquité, à moins que vous ne trouviez qu’il n’est pas aussi honteux d’être réduit en servitude par le vice que par l’homme. Qu’importe qu’on soit esclave de gré ou de force ? un peu plus de pitié pour l’un et de mépris pour l’autre, toute la différence est là. — Mais que voulez-vous donc que je fasse, me diriez-vous ? — Que vous ne vous livriez pas sans ménagement à tous ces tracas. — Impossible, répondrez-vous peut-être, à moins de descendre de la chaire de saint Pierre. — Je le croirais comme vous, si je vous conseillais de rompre tout à fait avec ces occupations, mais je ne vous engage qu’à les interrompre.

CHAPITRE V.

On ne doit point s’occuper des autres au point de se négliger soi-même.
 

6. Voici donc d’un côté ce que je blâme, et de l’autre ce que j’approuve. Je ne puis que vous blâmer si vous consacrez tout ce que vous avez de temps et de faculté à l’action, sans rien en réserver pour la CONSIDÉRATION, et je pense que vous ne serez pas moins blâmé de quiconque a appris de Salomon que: « Celui qui sait se modérer dans l’action acquerra la sagesse (Eccli., XXXVIII, 25) : » d’ailleurs l’action elle-même n’a rien à gagner à n’être pas précédée de la considération. Si à vous voulez être tout à tous à la manière de celui qui le fut le premier, je ne puis que louer votre humilité, à condition toutefois qu’elle sera complète : or, comment en sera-t-il ainsi si vous êtes tout à tous, excepté à vous-même ? car enfin vous aussi vous êtes homme: donc, pour que votre dévouement soit plein et entier, il faut qu’il s’étende jusqu’à vous en s’étendant aux autres. Autrement, comme le dit le divin Maître, à quoi vous servirait de gagner tous les autres si vous vous perdiez vous-même (Math., XVI, 26) ? Ainsi donc, puisque vous êtes tout à tous, soyez-le aussi à vous-même. Faut-il qu’il n’y ait que vous au monde qui soyez privé de vous? Serez-vous toujours tout entier au dehors et jamais au dedans? Serez-vous le seul que vous ne puissiez recevoir à votre tour quand vous faites accueil à tout le monde ? Vous vous devez aux sages et aux insensés; ne vous devez-vous point à vous-même? Le sage et l’insensé, l’homme libre et l’esclave, le riche et le pauvre, l’homme et la femme, le jeune homme et le vieillard, le clerc et le laïque, le juste et le pécheur, tout le monde enfin, usera de vous, viendra puiser à votre cœur comme à une fontaine publique, et vous seul demeurerez à l’écart sans pouvoir étancher votre soif ! Si on maudit celui qui diminue sa part, que sera-ce de celui qui s’en prive tout à fait? Je veux bien que vous répandiez vos eaux jusque sur les places publiques, que vous abreuviez non-seulement les hommes, mais leurs bêtes de somme et leurs troupeaux, et jusqu’aux chameaux du serviteur d’Abraham, mais au moins buvez aussi comme les autres à votre propre puits. «L’étranger, a dit le Sage, ne boira pas de ces eaux-là (Prov. V, 17) ; » mais vous, êtes-vous l’étranger dont il parle? Pour qui ne le serez-vous pas si vous l’êtes pour vous-même? Enfin le Sage demande pour qui sera bon celui qui ne l’est pas pour lui-même (Eccli., XIV, 5). Souvenez-vous donc, je ne dis pas toujours, je ne dis même pas souvent, mais souvenez-vous au moins quelquefois de vous rendre à vous-même. Servez-vous de vous, sinon avec, du moins après tout le monde : peut-on moins exiger de vous? Aussi quand je parle de la sorte, je fais une concession, mais je n’exprime pas toute ma pensée; je crois même en ce cas vous demander beaucoup moins que l’Apôtre. — Vous êtes donc moins exigeant que lui? me direz-vous. — Je ne dis pas non; peut-être faut-il que ce soit ainsi; mais j’espère bien que vous ne vous en tiendrez pas à ce peu que je n’ose dépasser dans mes exigences, et, que vous irez bien au delà; il convient en effet que je ne vous demande que peu de chose, et que vous, de votre côté, vous fassiez beaucoup plus. D’ailleurs j’aime mieux que Votre Majesté me reproche un excès de timidité plutôt qu’un défaut de discrétion, mais je n’en devais pas moins vous donner cet avis, quelque sage que vous soyez, afin d’accomplir ce qui est écrit : « Donnez seulement l’occasion au sage, et il sera plus sage encore (Prov. IX, 9). »

CHAPITRE VI.

Le pouvoir judiciaire appartient plutôt aux princes de la terre qu’à ceux de l’Église.
 

7. Mais écoutez ce que pense l’Apôtre sur le point qui nous occupe : «Est-il possible, s’écrie-t-il, qu’il ne se trouve point parmi vous un seul homme prudent et sage qui puisse juger les différends qui surgissent entre ses frères (I Corinth., VI, 5) ? » Il avait dit un peu plus haut : « Je vous le conseille pour vous humilier, prenez pour juges de ces différends, les personnes les moins considérables dans l’Église (loco cit., 4). » Ainsi, suivant saint Paul, c’est au mépris de votre dignité apostolique que vous vous attribuez une fonction inférieure. dont vous devriez laisser l’exercice à des fidèles d’un rang moins élevé dans l’Église. Voilà pourquoi ce grand évêque disait à un autre évêque qu’il instruisait de ses devoirs : « Quiconque s’est enrôlé au service de Dieu ne doit plus se mêler des choses de ce monde (II Tim., II, 4). » Pour moi, je vais moins loin et me contente de ne vous conseiller que ce qui est possible, sans vouloir vous pousser à l’héroïsme. Croyez-vous, en effet, que de nos jours, tous ceux qui plaident pour la possession des biens de ce monde, et vous pressent de prononcer entre leurs prétentions opposées, se contenteraient de la réponse du Maître sur vos livres, et que vous puissiez dire: « O hommes, qui donc m’a établi votre juge (Luc., XII, 14) ? » Que penserait-on de vous si vous teniez ce langage? Que vous êtes un homme de votre province, qui ne connaît pas ses droits, qui ignore les prérogatives de la suprématie a, qui déshonore le siège où il est élevé et en amoindrit la dignité apostolique et suprême

a Un manuscrit du Vatican, reproduit par Vossius, remplace en cet endroit et dans le reste du traité le mot suprématie par celui de personat; mais cette version est en opposition avec celle de tous les autres manuscrits.

voilà ce qu’on dirait; mais ceux qui parleraient ainsi seraient bien embarrassés de nous dire en quelle occasion l’un des apôtres a jamais consenti à juger les différends qui surgissent entre les hommes, à régler le partage des héritages et la distribution des terres. Je trouve bien dans l’Ecriture que les apôtres comparurent devant des juges, mais je ne vois nulle part qu’ils aient été juges eux-mêmes; ils le seront un jour a, mais ce jour n’est pas encore venu. Assurément ou ne peut dire que ce soit s’amoindrir soi-même pour un serviteur de ne vouloir pas être au-dessus de son seigneur, pour un disciple de ne chercher point à s’élever plus haut que son maître, et pour un fils de ne pas dépasser les bornes qu’ont posées ses pères; or le seigneur et maître vous dit : « Qui est-ce qui m’a établi juge (Luc., XII, 14) ! » Vous trouverez-vous déshonoré, vous, son serviteur et son disciple, de ne point juger tout le monde? Il me semble que ce n’est pas estimer les choses à leur juste valeur que de trouver que, pour les apôtres et pour leurs successeurs qui sont appelés à juger des intérêts d’un ordre plus élevé, c’est s’amoindrir de ne se point constituer juges encore de pareils différends. On peut bien dédaigner de prononcer sur de misérables questions d’intérêts temporels, quand on est appelé à juger un jour les anges mêmes du ciel. C’est donc sur les fautes des hommes, et non sur leurs possessions terrestres, que vous devez exercer votre pouvoir de juger; c’est en effet uniquement en vue des premières et non pas des secondes que vous avez reçu les clefs du royaume des cieux pour en fermer la porte aux pécheurs, non pas aux propriétaires. La preuve en est dans ces paroles du Seigneur : « Sachez que le Fils de l’homme a sur la terre le pouvoir de remettre les péchés, etc. (Matth., IX, 6). » Or, en quoi trouvez-vous plus de grandeur et de puissance à régler des héritages qu’à remettre les péchés? Mais il n’y a pas de comparaison à établir entre l’un et l’autre pouvoir. Ces intérêts temporels et vulgaires ont leurs juges spéciaux, ce sont les princes et les rois de ce monde De quel droit empiétez-vous donc sur leurs droits? Et pourquoi moissonnez-vous dans le champ d’autrui? Non pas que vous soyez indigne, mais je trouve indigne de vous arrêter à de pareilles fonctions quand vous êtes appelé à en exercer de bien plus importantes. Mais enfin, si vous y êtes quelquefois contraint, ne perdez pas de vue ce mot de l’Apôtre : « Si vous devez juger le monde, vous n’êtes pas indignes de juger de moindres choses (I Corinth., VI, 2). »

a C’est une allusion à ce passage de saint Matthieu, chapitre XIX, verset 28 : « Vous serez un jour assis….. etc. »

CHAPITRE VII.

Il faut avant tout vaquer aux devoirs de la piété et à la considération des choses éternelles.
 

8. Mais autre chose est de consacrer dans l’occasion quelques instants à ces affaires, si la nécessité l’exige, autre chose de s’y adonner tout entier, par choix, comme s’il s’agissait d’affaires importantes, dignes d’occuper un homme dans votre position et d’absorber tous ses soins. Je n’en finirais pas si je voulais vous dire toutes les choses pleines de force, de justesse et de vérité qui me viennent en ce moment à l’esprit sur ce sujet; mais puisque les temps sont mauvais, je me bornerai à vous recommander de ne pas vous adonner tout entier ni constamment à l’action, mais de réserver au moins une partie de votre temps et de votre coeur pour la considération. Et certes vous devez voir qu’en tenant ce langage je tiens beaucoup plus compte de ce qui est que de ce qui devrait être ; d’ailleurs il n’est pas défendu de céder à la nécessité. Il est bien certain que si on était libre de faire tout ce qu’il y a à faire, il faudrait sans contredit préférer en tout et avant tout, et pratiquer sinon exclusivement, du moins beaucoup plus que tout le reste, ce qui est bon à tout, je veux dire la piété. La raison même le démontre d’une manière invincible.

Vous me demandez ce que j’entends par la piété. C’est la pratique de la considération, et ne croyez pas que je sois d’un autre sentiment sur ce point que celui qui a défini la piété, le culte de Dieu (Job, XXVIII, 28, juxta LXX), il n’en est absolument rien; et si vous y réfléchissez, vous verrez que mes paroles ont, au moins en partie, le même sens que les siennes. En effet, qu’est-ce qui se rapporte davantage au culte de Dieu que ce que Dieu même nous recommande en ces termes, par la bouche du Psalmiste : « Soyez dans un saint repos et considérez que c’est moi qui suis le véritable Dieu (Psalm. XLV, 11) : » N’est-ce pas le rôle principal de la considération. D’ailleurs, que peut-on voir qui soit aussi évidemment utile à tout, que ce qui, par une sorte d’anticipation salutaire, s’approprie le rôle de l’action elle-même, en faisant en quelque sorte et en réglant d’avance tout ce qu’on doit faire plus tard ? Il faut bien après tout suivre cette marche si on ne veut pas que des choses qui peuvent être fort utiles, si elles sont faites avec réflexion et prévoyance, ne deviennent nuisibles par suite de la précipitation avec laquelle on les fait; ainsi que vous aurez pu vous en convaincre souvent vous-même, si vous voulez rappeler vos souvenirs, dans le jugement des causes portées à votre tribunal et dans la solution donnée aux questions graves et importantes soumises à votre décision.

La considération a pour premier effet de purifier sa propre source, c’est-à-dire, l’âme, où elle se produit; ensuite elle règle les affections, dirige les actes, corrige les excès, forme les moeurs, rend la vie honnête et régulière; elle donne enfin la science des choses divines et humaines. Elle fait succéder l’ordre à la confusion, elle rapproche ce qui s’écarte et réunit ce qui se disperse, elle pénètre les choses secrètes, recherche avec soin la vérité, examine ce qui n’en a que les apparences et découvre la fausseté et le mensonge. Elle règle et dispose d’avance ce qu’on doit faire, et revient sur ce qui est fait afin de ne rien laisser dans l’âme qui n’ait été corrigé ou qui ait besoin de l’être encore. Enfin, dans la prospérité, elle pressent les revers, et dans les revers, elle semble ne les point sentir : deux effets qui tiennent l’un à la force et l’autre à la prudence.

CHAPITRE VIII.

De la piété et de la contemplation naissent l’union et l’harmonie des quatre vertus principales.
 

9. C’est le cas de remarquer ici le doux accord des vertus et l’enchaînement qui les fait dépendre l’une de l’autre. Nous venons de voir que la prudence est la mère de la force et qu’il ne faudrait pas imputer à la force, mais à la témérité, toute résolution qui ne procède point de la prudence. Or c’est elle aussi qui, s’établissant comme arbitre entre les plaisirs des sens et les nécessités de la vie, les maintient dans de justes limites, retranche aux premiers ce qui serait de trop, accorde aux secondes ce qui doit suffire, et donne ainsi naissance à une troisième vertu qu’on appelle la tempérance. C’est qu’en effet la considération voit de l’intempérance aussi bien dans le refus obstiné du nécessaire que dans l’acceptation du superflu; car cette vertu consiste non-seulement à retrancher le superflu, mais aussi à accorder le nécessaire. C’est un sentiment que l’Apôtre ne semble pas seulement favoriser, mais donner pour le sien quand il nous recommande de prendre soin de notre chair sans toutefois aller jusqu’à en satisfaire tous les désirs. En effet quand il commence par nous dire : « Ne prenez pas soin de votre chair (Rom., XIII, 14.), » il condamne le superflu, et quand il ajoute : «au point de contenter tous ses désirs, » il n’exclut pas le nécessaire. Ce serait donc donner une définition exacte de l’a tempérance que de dire que c’est une vertu qui ne se tient ni en deçà ni au delà du nécessaire, suivant le mot du Philosophe: Rien de trop.

10. Pour en venir enfin à la justice, qui est aussi une des quatre vertus cardinales, n’est-il pas évident que la considération lui prépare les voies dans Pâme ? En effet, il faut que notre esprit se replie sur lui-même pour trouver en soi la règle de la justice, qui consiste à ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’on nous fit à nous-mêmes, et à leur faire au contraire tout ce que nous voudrions qu’on nous fît. La justice tout entière se résume dans ces deux points.

Mais la justice ne va pas seule: remarquez en effet avec moi dans quel étroit rapport et dans quelle harmonieuse union elle se trouve avec la tempérance, puis la liaison de l’une et de l’antre avec la prudence et la force dont nous avons parlé plus haut. Si la justice consiste en partie à ne pas faire aux autres ce que nous ne voudrions pas qu’ils nous fissent et se trouve complète quand nous suivons ce mot du divin Maître, : « Faites aux autres ce que vous voulez que les autres vous fassent (Matth., VII, 12), » il est évident qu’il n’en sera pas ainsi tant que la volonté qui nous est donnée dans les deux cas pour règle, ne sera point réglée elle-même de manière a ne pas plus convoiter le superflu qu’à rejeter le nécessaire : or c’est en cela précisément que consiste la tempérance.

Enfin la justice elle-même, pour ne point cesser d’être juste, ne doit pas s’écarter de la mesure que la tempérance lui prescrit eu ces termes par la bouche du Sage : « Ne soyez pas plus juste qu’il ne faut (Eccles. VII, 17), » comme s’il voulait faire entendre par là que la justice ne mérite pas d’être réputée justice quand elle cesse d’avoir la tempérance pour règle. Mais bien plus, la sagesse elle-même se soumet au frein de la tempérance, puisque saint Paul, avec cette sagesse qu’il tenait d’en haut, nous dit « de ne pas être plus sage qu’il ne faut, mais de l’être avec La sobriété (Rom., XII, 3). » D’un autre côté, le Seigneur nous apprend dans a son Evangile que la tempérance à son tour a également besoin de la justice, lorsqu’il condamne la tempérance de ceux qui ne jeûnaient que pour être vus des hommes (Matth., VI, 16). Ils ne manquaient pas de tempérance puisqu’ils se privaient de nourriture, mais de justice, en ne se proposant pas dans leurs jeunes de plaire à Dieu, mais aux hommes.

Enfin comment être juste et tempérant sans la vertu de force quand il nés est si évident qu’il faut une force et une force peu commune pour savoir est renfermer ses vœux et ses répugnances dans les limites étroites du trop et du trop peu, de sorte que la volonté soit contenue dans ce milieu précis, rigoureux, unique, invariable, également distant de tout excès et nettement circonscrit, tel enfin que le veut la vertu?

10. Dites-moi, je vous prie, si vous le pouvez, à la quelle de ces trois vertus cardinales vous assigneriez de préférence ce milieu qui leur touche de si près à toutes, qu’on le croirait le propre de chacune: ne serait-ce pas dans ce juste milieu que consiste la vertu, de sorte qu’on pourrait dire qu’il n’est autre chose que la vertu même ? Mais s’il en était ainsi il n’y aurait pas plusieurs vertus, toutes n’en feraient qu’une. Ne doit-on pas dire plutôt que, puisqu’il n’y a pas de vertu, si ce n’est dans ce milieu, il est lui-même comme l’essence et l’âme de toutes les vertus; car il les rapproche si bien les uns des autres qu’elles semblent toutes rien plus faire qu’une. On serait d’autant plus porté à croire qu’il en est ainsi, qu’elles ne participent pas seulement à ce juste milieu dans de certaines proportions, mais le possèdent chacune séparément tout entier. En effet, quoi de plus essentiel à la justice que ce juste milieu dont nous parlons? Elle ne peut s’en écarter qu’elle ne cesse de rendre à chacun ce qui lui est dû : or c’est en cela particulièrement qu’elle consiste. J’en dirai autant de la tempérance, il est évident qu’elle est ainsi nommée de ce qu’elle se tient dans un certain tempérament. Quant à la force, on ne peut nier non plus qu’elle ne s’exerce qu’à écarter les vices qui tentent de faire irruption dans ce juste milieu et de :’entamer par quelque endroit, c’est elle qui le défend et fait de lui le fondement du bien et le siège de la vertu. Ainsi donc c’est le propre de la justice, de la force et de la tempérance de garder un juste milieu; ce qui les distingue les unes des autres, c’est la manière dont elles le gardent : ainsi la justice maintient la volonté; la force y circonscrit l’action, et la tempérance y renferme la possession et l’usage. Il me reste maintenant à faire voir que la prudence ne demeure pas étrangère à cette admirable union des vertus. N’est-ce point elle qui la première découvre et reconnaît ce juste milieu quand depuis longtemps la notion, faute de pratique, s’en est effacée dans notre âme, a disparu sous la tyrannie jalouse du vice et dans les épaisses ténèbres qu’il répand à sa suite ? Ce qui fait que peu de gens savent le découvrir, c’est qu’il en est bien peu qui aient la prudence en partage. Ainsi donc le propre de la justice est de chercher ce milieu, celui de la force de s’en mettre en possession, et celui de la tempérance de savoir le garder. Je ne me suis point proposé de disserter ici sur les vertus, j’ai seulement voulu montrer combien il importe de vaquer à la considération, puisque c’est par elle que nous arrivons à la découverte de ces vérités et d’autres semblables. N’est-ce pas perdre sa vie que de la passer tout entière sans s’appliquer à un exercice si pieux et si utile?

CHAPITRE IX.

Il faut s’éloigner peu à peu des exemples des derniers papes pour se rapprocher de ceux des anciens.
 

12. Mais que dira-t-on a, si on vous voit vous adonner tout à coup sans réserve à cette philosophie que vos prédécesseurs ont un peu délaissée? Il ne manquera pas de gens qui vous verront d’un mauvais œil vous éloigner des sentiers battus par vos devanciers et qui croiront que vous n’agissez ainsi que pour jeter le blâme sur leur mémoire. Vous connaissez le proverbe: « On s’attire les regards des hommes quand on ne fait pas comme tout le monde; » on ne manquera pas de vous l’appliquer et de dire que vous ne vous proposez pas autre chose. D’ailleurs vous ne sauriez non plus sur-le-champ corriger toutes les erreurs de vos prédécesseurs, ni réparer toutes leurs fautes à la fois; mais avec le temps, et avec la sagesse que Dieu vous a donnée, vous pourrez profiter des occasions favorables pour vous y appliquer peu à peu; en attendant, tirez d’un mal dont vous n’êtes pas la cause tout le bien que vous pourrez.

Toutefois, si nous nous réglons sur les bons plutôt que sur les nouveaux exemples, il nous sera facile de trouver plus d’un souverain Pontife qui a su se créer des loisirs au milieu des affaires les plus importantes. Ainsi, dans un moment où Rome était sur le point d’être assiégée, et que l’épée des barbares était déjà comme suspendue sur la tête de ses citoyens, on n’en vit pas moins le pape saint Grégoire travailler en paix à ses doctes écrits; car ce fut précisément à cette époque, comme on le voit par la préface de son livre, qu’il commenta avec autant de talent que de soin la dernière partie et la plus ardue des prophéties d’Ezéchiel.

a La ponctuation de cette phrase, dans le texte, varie selon les éditions, sans toutefois présenter un sens notablement différent.

CHAPITRE X.

Saint Bernard blâme sévèrement les abus dont les avocats, les procureurs et les plaideurs se rendent coupables, et il s’élève avec force contre leurs fourberies.
 

13. Mais enfin d’autres usages ont prévalu, les moeurs ont changé; on ne peut pas dire que nous marchons vers des temps difficiles; nous y sommes arrivés. La fraude, l’intrigue et la violence règnent aujourd’hui sur toute la terre: les plaideurs ne manquent pas, mais c’est à peine si le bon droit trouve un défenseur; partout les puissants oppriment les faibles. Je ne puis, direz-vous, retirer mon secours aux opprimés, ni refuser de rendre la justice à ceux dont les droits sont méconnus et violés; or on ne peut juger une affaire si elle n’est débattue et si on n’a point entendu les parties. Aussi ne trouvé-je pas mauvais que les causes soient discutées comme elles doivent l’être; mais la méthode suivie de nos jours me paraît tout à fait détestable, indigne de l’Eglise de même que du barreau, et je suis à me demander comment vos pieuses oreilles peuvent entendre toutes ces disputes d’avocats et tous ces assauts de paroles que je trouve bien plus propres à obscurcir la vérité qu’à la mettre en lumière; réformez ces usages détestables, mettez fin à ce verbiage inutile et fermez toutes ces bouches mensongères façonnées à l’art de l’imposture; elles n’ont d’éloquence que pour attaquer le bon droit et d’habileté qu’à défendre l’erreur. Le talent, chez ces avocats, ne sert qu’à faire le mal, et ils semblent n’avoir reçu le don de la parole que pour outrager la vérité. Ce sont des hommes qui se mêlent de donner des leçons à ceux de qui ils devraient en recevoir; ils présentent leurs inventions pour des faits avérés, embrouillent les vérités les plus simples et empêchent la justice d’avoir son cours. Rien n’est plus propre à faire découvrir sans peine la vérité qu’une exposition courte et simple des faits; je voudrais donc que dans les causes qui mériteront d’être portées à votre tribunal, et elles sont loin d’être toutes dans ce cas, vous prissiez l’habitude de décider rapidement, quoique après un examen suffisant, et de couper court à toutes ces longueurs inventées pour échapper à la condamnation et multiplier les frais. Appelez devant vous la cause de la veuve, du pauvre, de celui qui n’a rien à donner; quant aux autres, vous pourrez charger d’autres juges du soin de les expédier; d’ailleurs elles ne méritent pas pour la plupart l’honneur même d’une audience, car je ne vois pas pourquoi vous consentiriez à entendre des gens que l’évidence de leurs crimes a condamnés d’avance. Telle est l’impudence de certains hommes qu’alors même que toute leur cause atteste manifestement à tous les yeux leurs coupables intrigues, ils ne rougissent pas de solliciter une audience et de faire appel à la conscience publique, tandis que la leur devrait suffire pour les confondre. Personne encore n’a essayé de réprimer l’audace de ces hommes sans pudeur, aussi n’a-t-on pas manqué de voir leur nombre et leur effronterie s’accroître. D’ailleurs je ne sais comment il se fait que les gens vicieux ne redoutent point le jugement de leurs semblables, sans doute c’est que là où tout le monde est souillé, personne ne fait attention à la souillure des autres. On ne vit jamais, en effet, un avare rougir d’un avare comme lui, ni l’impudique et le débauché avoir honte de ses semblables. Or l’Eglise aujourd’hui est pleine d’ambitieux, voilà pourquoi on n’y témoigne pas plus de répugnance et d’horreur pour les intrigues et les cabales de l’ambition qu’on n’en éprouve dans une caverne de voleurs pour le récit des actes de brigandages exercés contre les voyageurs.

CHAPITRE XI.

On doit sévir avec vigueur contre les avocats et les procureurs qui cherchent à s’enrichir par l’injustice.
 

14. Si vous êtes un vrai disciple de Jésus-Christ que votre zèle s’enflamme et que votre autorité s’élève contre cette impudence et cette peste publique. Le Maître vous donne l’exemple, fixez vos yeux sur lui; puis entendez-le vous dire : « Que celui qui me sert, me suive (Joan., XII, 26). » Or ce qu’il prépare ce ne sont point les oreilles pour écouter, mais un fouet pour sévir : il n’a le temps ni de faire ni d’entendre de longs discours, et, au lieu de s’asseoir pour juger, il se lève et se précipite pour infliger la peine méritée; vous savez pourquoi, car il le dit, c’est parce qu’on a fait une maison de trafic de la maison de prières. Je voudrais que nos modernes trafiquants du temple rougissent de même à votre aspect ou redoutassent ainsi votre présence, car vous aussi vous avez le fouet en main : oui, qu’ils tremblent tous ces hommes d’argent et que leur or soit pour eux un sujet d’alarmes au lieu de les rassurer, et qu’ils se sentent plus portés à le cacher qu’à l’étaler à vos yeux en voyant que vous êtes plutôt disposé à le jeter au vent qu’à le recevoir. Si vous tenez cette conduite, vous ferez rentrer nombre de gens dans le devoir, vous rendrez à des emplois honorables une foule d’hommes qui ne sont occupés aujourd’hui qu’à poursuivre des gains honteux, et vous ôterez à tous ceux qui voudraient les imiter la pensée de le faire. Ajoutez à cela que vous vous procurerez en même temps ces loisirs dont je vous ai montré l’avantage, car vous vous trouverez beaucoup de temps libre pour vaquer à la considération, dès que vous en consacrerez moins aux affaires, dont vous ne réserverez comme je l’ai dit, qu’un très-petit nombre à votre tribunal, et renverrez le reste à d’autres juges chargés de les terminer. Quant à celles que vous aurez jugées dignes d’être portées devant vous, vous devez les expédier avec toute la rapidité que leur bonne solution comporte.

Quant à la considération, j’ai la pensée de ne pas m’en tenir à ce que je vous en ai dit, mais ce sera dans un second livre que je vous en reparlerai, car il est temps que je termine celui-ci si je ne veux pas qu’il finisse par vous fatiguer et vous déplaire en le prolongeant davantage.

NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.
LIVRE I.
CHAPITRE I, n. 1,
 

225. C’est pour vous un, véritable chagrin de tous sentir arraché des bras de votre Rachel. Les Pères et les écrivains de la théologie mystique désignent habituellement la vie contemplative et la vie active par les noms de Rachel et de Lia, femmes remarquables l’une par sa fécondité et l’autre par sa beauté, qualités qu’on se plaît à regarder comme étant celles de ces deux genres de vie. C’est dans le même sens qu’on emploie souvent aussi les noms de Marthe et de Marie pour désigner la vie active et la vie contemplative. Saint Bernard insinue donc dans cet endroit que le pape Eugène qui, jusqu’au moment de son élévation au souverain Pontificat, ne s’était adonné qu’aux exercices de la vie contemplative, souffre avec peine de s’y voir arraché pour descendre aux occupations de la vie active, qui est pleine de distractions pour l’esprit, et l’accable souvent au point de lui ôter quelquefois la force de s’élever ensuite, à la contemplation des choses célestes. On ne peut douter au langage des saints Pères, de la peine que ressentent les âmes vraiment pieuses et dévotes, à se voir arrachées aux doux repos de la contemplation pour être lancées dans les tracas du siècle, élevées aux honneurs et promues aux dignités qui sont inséparables d’une foule d’occupations. Qu’il me soit permis de citer ici un exemple fameux de la peine et de la douleur que peut causer à l’âme la perte de ce calme religieux et de ce repos de la contemplation. Le très-saint pape Grégoire le Grand, se voyant élevé au plus haut point d’honneur qui soit dans l’Église, déplorait vivement sa position et son sort en les comparant avec ceux qu’il avait quittés. Ses paroles éloquentes sont une leçon pleine d’utilité et d’à propos, pour des hommes qui, loin de redouter le poids des honneurs, des soucis qui les accompagnent et la perte de la vie contemplative, se montrent au contraire, comme la génisse d’Ephraïm qui aimait à fouler le grain, possédés du désir d’obtenir ces dignités et se figurent qu’ils trouveront le bonheur caché sous les épines. Que les gens de ce caractère écoutent donc les gémissements et les plaintes de saint Grégoire, quand il déplore de se voir ramené sous prétexte qu’il est souverain Pontife, à la vie du siècle, et à des préoccupations terrestres plus nombreuses et plus grandes qu’il n’en avait jamais connues auparavant dans le monde. « J’ai perdu toutes les joies que je goûtais dans la retraite, je suis descendu pour l’âme bien plus que je ne suis monté en apparence aux yeux du corps. Aussi ce que je déplore, c’est de me trouver éloigné de la face de mon Créateur., etc. » Et un peu plus loin il continue en ces termes: « De tous côtés fond sur moi un véritable déluge de procès à juger qui m’accablent, de sorte que je pourrais dire avec le Psalmiste: Je suis tombé au milieu de la mer et la tempête m’a submergé. (Psalm. LXVIII, 3). En descendant du tribunal je voudrais rentrer en moi-même, mais j’en suis empêché par les tracas de mille vaines pensées. Aussi depuis ce moment puis-je dire que ce qui est au milieu de moi est devenu loin de moi et qu’il m’est impossible de faire ce que le Prophète m’ordonne en ces termes: Rentres en vous-mêmes prévaricateurs de ma loi (Psalm. XLVI, 8). » Accablé de sottes préoccupations je ne puis que m’écrier avec lui: « Mon coeur même m’a abandonné (Psalm. XXXVII, 11). J’aimais la beauté de la vie contemplative; c’était rua Rachel bien-aimée, stérile peut-être mais voyante et belle; son repos était sans doute moins fécond, mais ses yeux supportaient mieux la lumière. Mais par je ne sais quel jugement, la lumière se confond maintenant pour moi avec les ténèbres, c’est-à-dire avec la vie active et féconde mais chassieuse et presque aveugle bien que plus féconde. Je m’étais assis avec empressement aux pieds de Jésus avec Marie, pour recueillir ses paroles, et maintenant voici que j’en suis tiré pour aller avec Marthe m’occuper de soins extérieurs et dépenser mes forces en une foule de choses. » Tel était le langage de ce saint Pontife (In. Regist. lib. I, epist. 5 et epist. 6, 7, 24, 25 et 26). »

Écoutons encore un autre Pontife du    même nom et du même rang que celui que nous venons d’entendre, Grégoire IX; il était dans les mêmes pensées et animé des mêmes sentiments lorsque écrivant aux religieux Camaldules, il leur exposait en ces termes les angoisses de son âme sur le trône Pontifical et leur demandait le secours de leurs prières: « Nous sommes bien souvent distraits des doux embrassements de notre Rachel à la vue claire et limpide par les importunités de la chassieuse Lia, et nous ne pouvons vaquer à l’oraison comme il faut; mais vous qui êtes assis aux pieds du Seigneur avec l’heureuse Marie, et à qui depuis longtemps nous sommes unis par le ciment de la charité, nous avons pensé que nous devions solliciter le secours de vos prières.. etc. » (Note de Horstius.)

CHAPITRE IV, n. 5.
 

226. Mais c’est des lois de Justinien et non de celles du divin Maître. L’abus qu’on fit des lois est cause que de très-saints personnages, bien qu’animés d’un zèle véritable pour la justice, ont vivement critiqué les lois; mais leurs blâmes s’adressaient moins aux lois qu’à ceux qui en abusent; car ce sont eux qui font que les lois engendrent des procès. Il en est de même du vin; il n’est pas rare qu’il fasse mal, mais ce n’est pas à lui qu’il faut s’en prendre, c’est à ceux qui en abusent, on aurait tort de faire autrement. Qu’est-ce que l’abus ne peut vicier? Or ce qui corrompt l’usage des lois, ce sont particulièrement l’ambition et l’avidité, voilà ce qui fait qu’il n’est cause si mauvaise même qu’elle soit qui ne trouve un avocat pour la défendre; de là viennent toutes ces procédures qui retardent la marche des procès et empêchent qu’ils n’arrivent promptement au but, c’est-à-dire à la sentence du juge. Mais en voilà assez pour le moment sur ce sujet; nous y reviendrons au chapitre X.

Dans le passage qui nous occupe, saint Bernard ne conseille qu’au souverain Pontife de ne pas laisser l’interprétation des lois de Justinien et le jugement des procès absorber tout son temps; mais qu’est-ce qui nous empêche d’étendre cette recommandation à tous les prélats de l’Église, et même à tous les ecclésiastiques que nous voyons bien sou vent s’adonner à l’étude du droit et des lois avec d’autant plus d’ardeur qu’ils savent que c’est la route la plus sûre aux honneurs, aux profits et à tous les avantages matériels de la vie?

227. Mais qu’est-ce qui a faussé la vie et le goût des clercs au point qu’ils sont à présent plongés tout entiers dans l’étude et la pratique des lois de Justinien, tandis que par état, ils ne devraient avoir d’attrait et trouver de bonheur que dans la loi du Seigneur? N’est-ce pas ce qui devrait être, à ne considérer que leur genre de vie et la signification même de leur nom, puisque le mot clercs veut dire échus en partage au Seigneur? N’est-ce pas ce qu’ils proclament eux-mêmes tous les jours quand ils s’écrient après le Prophète, heureux «celui qui met toute son affection dans la loi du Seigneur et qui médite jour et nuit cette loi sainte (Psalm. I, 2). » Mais au lieu de cela les saintes Lettres leur sont étrangères et inconnues, ils n’ont aucun goût pour les livres qui traitent de piété et de spiritualité; ils n’y touchent même jamais, tout entiers au Codex et au Digeste, aux Novelles et aux Libels, ils ne goûtent et n’aiment que les procès, unique objet de leurs prédilections. Quant au code sacré, des Évangiles, aux faits et restes des saints, ils s’en occupent à peine, et s’ils murmurent quelques passages des psaumes, c’est à la hâte et comme à la dérobée, pendant l’office qui les retient an choeur et dont il leur tarde toujours d’être débarrassés. Leurs goûts sont tous profanes, bien loin d’être religieux. Quand méditent-ils la loi de Dieu, quand s’occupent-ils des fonctions saintes qui conviennent à leur état? Et pourtant ils répètent tous les jours avec le Psalmiste: « Combien est grand, Seigneur, l’amour que j’ai pour votre loi ! Tant que le jour dure, elle est l’objet de mes méditations (Psalin. CXVIII, 97). » Je ne comprends pas qu’ils ne craignent point que Dieu qui voit le fond de leur coeur, ou même leur propre conscience, ne leur reproche leur mensonge et ne les convainque de n’avoir rien moins que le coeur d’accord avec leurs paroles. Dans quelle pensée récitons-nous les psaumes tous les jours ? n’est-ce pas pour nous pénétrer de sentiments qui soient en rapport avec le sens que les psaumes expriment, et pour conformer notre conduite aux enseignements divins que nous y entendons? Peut-on croire qu’ils sentent ce qu’ils disent, ou du moins ce qu’ils répètent tous les jours avec le Prophète, quand ils appellent bienheureux l’homme qui scrute la loi de: Dieu et en fait jour et nuit l’objet de ses méditations? On ne peut s’étonner après cela de les voir perdre peu à peu le suc de la vraie piété : l’influence vivifiante des choses de Dieu ne les pénètre plus, on les voit s’affaiblir insensiblement sans même qu’ils s’en aperçoivent et mourir enfin tout à fait à la vie spirituelle.

228. C’est ce qui faisait dire à Pierre de Blois, homme fort érudit et très-versé dans la connaissance des lois : « Il est dangereux pour les clercs de s’adonner à la pratique des lois; elles absorbent tellement toutes les facultés de l’homme qu’elles le détournent tout à fait de la pensée des choses spirituelles et divines (Lettre XXVI). » Et ailleurs il continue : « La pratique des lois est rarement sans quelques procès provenant de certains contrats , qui sont comme une source de dommages et une mine de chicanes de toutes sortes, d’actions, d’obligations, de jugements de sentences d’appels et de mille autres procédures qui ne devraient contribuer qu’à empêcher les procès, et qui les font, au contraire, constamment renaître de leur cendre. » Tel est le langage qu’il tient au roi d’Angleterre dans une lettre où il l’engage à détourner le clergé de son royaume, de l’étude de la jurisprudence pour l’appliquer tout entier à celle de l’Écriture sainte, qui convient beaucoup mieux à l’état ecclésiastique. Voir nos Trompettes de la discipline ecclésiastique (Tub. VI, pag. 553). Nous voyons de même. dans Boronius (Tom, XII, an 1165, n. 21, Jean de Salisbury, détourner de l’étude des lois. chose plus curieuse qu’utile, Thomas, archevêque de Cantorbéry qui depuis eut la gloire de souffrir le martyre pour l’Eglise. « J’aimerais mieux, lui dit-il, vous voir vous nourrir des psaumes et des livres de morales de saint Grégoire: qui jamais s’est senti touché de quelque sentiment de componction à l’étude des lois?»

229. Je vois que saint Charles Borromée était dans les mêmes dispositions. « L’auteur de sa vie nous apprend qu’une fois devenu évêque il ne crut pas que la science de la jurisprudence qu’il avait cultivée étant jeune pût désormais lui convenir. Il employa à l’étude de la théologie et du droit canon, tout le temps dont peut disposer un cardinal, placé à la tête d’un vaste diocèse. A la théologie il joignit en particulier l’étude de l’Ecriture sainte, des saints pères et des interprètes les plus renommés; il aimait par-dessus tout cette science des saints canons qui lui remettait sous les yeux les coutumes et la vie des Pères, et lui apprenait à façonner et à gouverner son Eglise. Affligé de voir que parmi les sacrés canons on ne s’occupait guère que de ceux qui avaient rapport aux jugements et aux procès, il nomma lui-même des gens chargés d’exposer les canons où l’on pouvait le mieux apprendre à connaître les saintes institutions des Pères, les rites sacrés et la meilleure manière de gouverner une Eglise (Lib. VII, cap. XI). »

230. Il faut prendre ce qui précède dans le bon sens; il est bien certain qu’il ne viendra jamais à la pensée d’un homme de sens de condamner l’étude et la pratique des lois quand elles sont raisonnables et qu’elles n’ont pas pour but de favoriser des vues cupides mais de servir la justice et la vérité. Seulement il faut que ceux qui se sont engagés dans les saints ordres, apprennent avant tout ce qui concerne leur état et leur office, qu’ils aient des goûts en rapport avec leur vocation et évitent de s’adonner à des études étrangères à cette vocation ; qu’ils s’appliquent surtout à acquérir tout ce qui peut contribuer à lai perfection de leur état, et qu’ils ne tombent pas dans le défaut de n’apporter qu’un soin médiocre aux choses importantes quand ils en donnent un excessif aux choses de moindre importance et étrangères à leur condition. Voyez Lindan, évêque de Ruremonde. (lib. de impe. fug.), où il se demande pourquoi une foule de clercs ont aujourd’hui l’étude de la jurisprudence en plus grand honneur que celle de la théologie. (Note de Horstius.)

CHAPITRE IX.
 

231. On n’en vit pas moins le pape saint Grégoire, travailler en paix, etc. — Le bruit des armes ne détournait pas plus le pape saint Grégoire de ses saintes études qu’il n’avait autrefois distrait Archimède des siennes. Dans sa préface, au livre second de ses homélies sur Ezéchiel, il dit qu’il n’était troublé dans son travail que par deux choses, l’extrême obscurité des visions du Prophète et l’imminence des maux terribles qui menaçaient Rome. Je viens d’être informé, dit-il, qu’Agilulphe, roi des Lombards, a passé le Pô et marche sur Rome dont il a l’intention de faire le siège. Aussi, jugez mes Frères de la difficulté que mon esprit éprouve au milieu de ses préoccupations et de ses craintes à pénétrer le sens obscur et mystérieux des paroles du Prophète…, etc. » Ce fut pourtant à cette époque qu’il exposa avec autant de clarté que d’élégance la dernière partie qui est en même temps la plus obscure des prophéties d’Ezéchiel, ainsi que saint Bernard en fait la remarque. Comment de nos jours les prélats et les clercs consument-ils leurs loisirs au sein du calme et de la paix dont nous jouissons ? N’est-ce pas en soins temporels et vains, plutôt qu’à de saintes études. Combien, hélas, n’en voit-on pas d’occupés de choses étrangères à leur état, aussi oiseuses qu’indignes d’eux ! Qu’importe que vous demeuriez tout à fait oisif ou que vous consumiez votre temps à des futilités? Autrefois on voyait de saints prélats trouver. au sein des plus graves occupations le temps de vaquer encore à la prière et aux exercices du culte divin; maintenant c’est à peine si nous en trouvons qui fassent cas du temps et sachent en ménager l’emploi. (Note de Horstius.)

CHAPITRE X.
 

232… Vous prissiez l’habitude de décider rapidement…, etc. Saint Bernard se plaint ici des avocats qui, au lieu dé chercher à éteindre les chicanes et les procès, ne semblent au contraire, penser qu’à les entretenir et à jeter, comme on dit, de l’huile sur le feu. Avec eux un procès devient la source de nouveaux procès, les chicanes, succèdent aux chicanes, et les discussions d’intérêts une fois entamées ne semblent plus pouvoir finir. Cependant les plaideurs se ruinent, et souvent il leur serait bien plus avantageux de céder une partie de leurs droits que d’en poursuivre le recouvrement au risque d’en être encore pour les frais du procès après avoir perdu leur cause. Saint Bernard veut donc qu’on abrège la procédure et qu’on en fasse disparaître tout ce qui en embarrasse la marche et le cours; car il était persuadé que le plus sûr moyen d’arriver à connaître la vérité n’est que dans une plaidoirie courte et simple.

Bien des conciles ont fait en ce sens des règlements et dés statuts que nous serions heureux de voir observés dans la pratique. Ainsi le concile de Trente, session XXIV, chapitre 20, et session XXV, chapitre 10; De la réforme, s’exprime ainsi à ce sujet : « Le saint Synode avertit les juges ordinaires et tels autres juges que ce puisse être, de mettre tous leurs soins à terminer les procès dans le plus court délai possible, et de mettre un terme, par tous les moyens en leur pouvoir, en fixant des délais légaux ou en recourant à toute autre voie convenable, aux artifices des plaideurs, tendant à entraver la marche du procès ou à en faire en partie retarder le jugement, etc. »

Voyez encore le dernier concile de Latran, session XI et les Clément. de verb. sig. c., Finem lilibus, etc. (fin. de do. et cont., cap. 2, de re jud. et constitut de procur. cap., Nonnulli, de Rescr. cle. Dispendiosam, de Judiciis, et alibi saepius).

Le zélé restaurateur de la discipline ecclésiastique, saint Charles Borromée, travailla de toutes ses forces à faire observer ces canons, et, chose mémorable, « de son temps les notaires et les greffiers en vinrent à oublier presque la conduite des procès en matière bénéficiale, jusqu’alors si fréquents dans le clergé (Livre VII de sa vie, chapitre XXXVI). »

On sait aussi par le récit de Stapleton, auteur de la vie de Thomas Morus, le martyr de l’Angleterre, combien ce saint prélat avait horreur des longueurs interminables des procès. « Il expédia si bien toutes les causes pendantes à son tribunal, qu’un jour, après avoir terminé un procès, ayant appelé la cause qui venait ensuite, on lui répondit qu’il n’y en avait plus d’inscrite au rôle. » Voir sa Vie, page 39. (Note de Horstius.)


source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/index.htm