Saint Bernard de Clairvaux
Traité de la Considération
Livre II
LIVRE II. Sommaire
CHAPITRE I. Saint Bernard repousse les attaques dont il se voit l’objet par suite de la malheureuse issue de la croisade.
CHAPITRE II. Il ne faut pas confondre la considération avec la contemplation.
CHAPITRE III. La considération se divise en quatre parties.
CHAPITRE IV. La connaissance de soi-même exige de l’Homme une triple considération. Premier objet de la considération.
CHAPITRE V. Le second objet de la considération est de voir attentivement qui nous sommes et d’où nous venons.
CHAPITRE VI. A quoi doivent s’appliquer les princes de l’Église.
CHAPITRE VII. Revenant sur la question qu’il s’est posée d’abord, saint Bernard examine plus en détail ce qu’est un souverain Pontife.
CHAPITRE VIII. Excellence de la dignité et de l’autorité pontificales.
CHAPITRE IX. Il faut considérer ce que nous sommes par rapport à notre propre nature.
CHAPITRE X. Le troisième objet de la considération est d’examiner quels nous sommes.
CHAPITRE XI. Saint Bernard recommande tout particulièrement au souverain Pontife de s’examiner sérieusement lui-même.
CHAPITRE XII. Il ne faut ni s’endormir dans la prospérité, ni se décourager dans l’infortune.
CHAPITRE XIII. Le souverain Pontife doit se garder de l’oisiveté, de la futilité et des entretiens inutiles.
CHAPITRE XIV. Il faut éviter avec soin dans les jugements de faire acception de personnes.
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.
LIVRE II
CHAPITRE I. Saint Bernard repousse les attaques dont il se voit l’objet par suite de la malheureuse issue de la croisade.
1. Je n’ai pas oublié la promesse que je vous ai faite il y a bien longtemps déjà, très-excellent et très-saint père Eugène, et je veux enfin m’acquitter envers vous, dût-il être un peu tard pour le faire.
Je rougirais d’avoir tant différé si je devais l’imputer à l’indifférence ou à l’oubli; mais il n’en est rien, vous savez que cela tient aux événements a importants qui sont survenus et qui semblaient devoir mettre
a En effet, à l’époque où saint Bernard écrivait ces lignes, les gens du monde faisaient éclater leurs murmures et leurs plaintes de la fâcheuse issue qu’avait eue la croisade. V. aux notes.
fin non-seulement à nos travaux et à nos études, mais à notre existence même. Nous avons vu le Seigneur, provoqué par nos infidélités, nous traiter comme si, avant les temps marqués, il eût déjà jugé la terre, dans sa justice, sinon dans sa miséricorde; car il a semblé ne plus se souvenir de son peuple et n’avoir plus aucun souci de la gloire de son nom. Aussi avons-nous entendu les nations infidèles s’écrier : « Où donc est maintenant leur Dieu (Psalm. CXIII, 2) ? » Comment s’en étonner? Les enfants de l’Eglise, ceux qui ont l’honneur de porter le titre de Chrétiens, ont succombé au milieu des déserts, moissonnés par le glaive ou consumés par la famine? « Les princes sont tombés dans le dernier mépris a, et le Seigneur les a fait errer hors du droit chemin dans des lieux impraticables (Psalm. CVI, 40), où tous leurs pas n’ont été marqués que par des afflictions et des malheurs (Psalm. XIII, 7). » Aussi la peur, le chagrin et la honte ont assiégé « les rois eux-mêmes au fond de leurs palais (Psalm. CIV, 30). » Hélas! quelle confusion pour les ministres de la parole de Dieu qui avaient promis la paix et annoncé toutes sortes de succès! Nous avions dit : « Vous aurez la paix, et la paix est loin de nous (Isa.., LII, 7). » Nous n’avions parlé que d’avantages à remporter, et nous n’avons vu que des déroutes, si bien que nous semblons avoir agi en cette circonstance avec imprudence et légèreté.
Il est certain que je me suis lancé dans cette entreprise avec une grande ardeur, mais on ne peut pas dire que. ce fut au hasard, puisque je n’ai fait qu’obéir à vos ordres, ou plutôt aux ordres de Dieu même qui me parlait par votre bouche. Comment donc se fait-il que nous ayons jeûné et qu’il n’ait pas jeté les yeux sur nous; que nous ayons humilié nos cœurs et qu’il n’en ait point tenu compte? car rien de et,, que nous avons fait n’a apaisé sa colère, et son bras est encore levé sur nos tètes. Avec quelle patience cependant ne continue-t-il pas à entendre les voix sacrilèges et les blasphèmes des Egyptiens, qui disent hautement qu’il n’a conduit son peuple dans le désert que pour l’y faire périr (Exod., XXXII, 12)? Et pourtant les jugements de Dieu sont justes et équitables, nul n’en saurait douter; mais celui-ci est pour moi un tel abîme que je n’hésite point à proclamer bienheureux tous ceux qui n’en prendront point occasion de se scandaliser.
2. Après tout, d’où vient aux hommes la témérité de reprendre ce qu’ils ne sauraient comprendre ? Rappelons-nous que les décrets de Dieu sont éternels, si cela peut être une consolation pour nous, comme ce l’était
a Du temps de saint Bernard, ce passage du psaume CVI, verset 40, se lisait un peu différemment de la version actuelle. Il y avait contentio au lieu de contemptio, comme on le voit par un passage de Guillaume de Tyr, livre XVI, chapitre 21. Nous avons préféré la seconde version à la première comme étant plus conforme à l’expression grecque des Septantes, ‘ exoudenosis.
pour celui qui disait : « Je me suis souvenu que vos jugements sont éternels, et ce m’a été une consolation (Psalm. CXVIII, 52). »
Je vais dire une chose que personne n’ignore et que tout le monde oublie en ce moment, car tels sont les hommes, ils perdent de vue, quand ils devraient s’en souvenir, les choses qu’ils ont présentes à l’esprit quand ils n’en ont que faire. Lorsque Moïse voulut tirer son peuple de la terre d’Egypte, il leur promit de les mener dans une contrée plus fertile (Exod., III, 37); car il n’aurait pu autrement se faire suivre d’un peuple qui n’estimait que la terre. Il lui fit en effet quitter l’Egypte, mais ne l’introduisit pas aussitôt dans là terre qa’il lui avait promise. Gardons-nous bien d’imputer à la témérité du chef ce triste événement qu’il n’avait pas prévu; il n’agissait en toute occasion que par l’ordre de Dieu et avec son concours, car le Seigneur confirmait sa mission par de continuels prodiges. Vous me ferez sans doute remarquer que Io peuple hébreu avait la tête dure et se révoltait continuellement contre Dieu et contre Moïse. son serviteur; qu’ils n’ont que trop bien mérité leur châtiment et que c’étaient des incrédules et des rebelles ; les nôtres, au contraire, quel mal ont-ils fait ? Demandez-le-leur, vous répondrai-je; pourquoi vous dirai-je ce qu’eux-mêmes ne feront point difficulté de vous avouer? Je ne dirai qu’une chose et vous demanderai seulement comment les Hébreux auraient pu arriver au terme de leur voyage en revenant sans cesse sur leurs pas? Et les nôtres, que de fois leur arriva-t-il aussi de revenir, par les désirs de leur cœur, en Egypte. Si les Hébreux tombèrent et périrent pour leur iniquité, pourquoi nous étonner gire les croisés, coupables des mêmes crimes, aient reçu le même châtiment? Dira-t-on que le malheur des premiers est en contradiction avec les promesses de Dieu? Celui des seconds ne l’est pas moins, car les promesses de Dieu ne peuvent jamais préjudicier en rien à sa justice. Mais écoutez un autre exemple.
3. Benjamin a prévariqué, toutes les autres tribus prennent les armes pour punir son crime, Dieu même le leur ordonne, en même temps qu’il met à leur tête le chef qui doit les conduire au combat. Les voilà donc qui en viennent aux mains ayant pour elles l’avantage du nombre, la bonté de leur cause et, ce qui vaut mieux que toua; cela encore, la faveur du Tout-Puissant. Mais « que Dieu est terrible dans ses desseins sur les enfants des hommes (Psalm. LXV, 5) ! » On vit les vengeurs du crime fuir devant ceux qu’ils venaient châtier et la troupe la plus nombreuse tourner le dos à celle qui l’était moins. Cependant ils ont recours à Dieu, et Dieu leur dit: «Retournez au combat. » Ils le font sur sa parole et sont une seconde fois mis en déroute, Ainsi voilà des hommes justes qui, d’abord assurés de la faveur de Dieu, puis obéissant à ses ordres formels, combattent pour la justice et succombent; mais plus leur valeur fut déçue, plus leur foi éclata.
Quelle opinion pensez-vous qu’auraient de moi nos chrétiens si, retournant une seconde fois (a) au combat sur ma parole et succombant de nouveau dans la lutte, ils m’entendaient leur dire encore : Recommencez une troisième fois l’entreprise où vous avez deux fois échoué? Eh bien, les enfants d’Israël, ne comptant pour rien une première et une seconde défaite, obéissent une troisième fois à l’ordre de Dieu, et remportent enfin la victoire. Peut-être nos chrétiens diront-ils : Qui nous assure que c’est Dieu qui nous parle par votre bouche? Quels miracles faites-vous pour que nous croyions en vous? Il ne m’appartient pas de répondre, et on comprendra le sentiment qui me fait garder le silence (b); mais vous, Eugène, répondez vous-même pour moi, et dites ce que vous avez vu de vos yeux et entendu de vos oreilles; ou plutôt répondez d’après ce que vous inspirera le Seigneur.
4. Mais peut-être vous demandez-vous pourquoi j’insiste tant sur un sujet qui semble n’avoir aucun rapport avec celui que je me proposais de traiter. Ce n’est pas que j’aie perdu ce dernier de vue, mais ce que je viens de vous dire ne me parait pas étranger à ce sujet. En effet, s’il m’en souvient bien, c’est de la considération que j’avais l’honneur d’entretenir Votre Sainteté; or le sujet que je viens de toucher est assez grand pour réclamer une considération attentive. Si les grandet; choses méritent d’attirer l’attention des grands, quel homme plus que vous, qui n’avez pas d’égal sur la terre, doit considérer celle-là d’un oeil plus attentif ? Mais c’est à vous, avec la sagesse et la puissance que vous avez reçues du Ciel, de voir ce que vous avez à faire dans les circonstances présentes, ce n’est pas à un humble religieux comme moi de vous dire : Faites ceci ou cela; il me suffit de vous avoir rappelé que vous avez quelque chose à faire pour consoler l’Eglise et fermer la bouche à ses détracteurs. Permettez que ces quelques lignes me servent d’apologie, et trouvez bon que je les dépose dans votre cœur, pour me servir de justification auprès de vous, sinon aux yeux de ceux qui ne jugent des choses que sur l’événement. Le témoignage d’une bonne conscience est la meilleure de toutes les apologies, et je ne me mets point en peine de ce que pensent de moi ceux qui appellent bien ce qui est mal, et mal ce qui est bien; qui prennent la lumière pour les ténèbres et les ténèbres pour la lumière. (Isa., V, 20). D’ailleurs, s’il faut qu’on murmure, j’aime. mieux que ce soit contre moi que contre Dieu, et je m’estimerai infiniment heureux de lui servir de bouclier, et de recevoir les traits
a On voit dans les lettres deux cent cinquante-sixième, deux cent quatre-vingt-huitième et trois cent quatre-vingt-sixième, et dans la Vie de saint Bernard, livre III, chapitre IV, pour quelles raisons notre saint Docteur a prêché la croisade.
b Saint Bernard fait ici allusion aux miracles qui accompagnèrent sa prédication de la guerre sainte. Voir sa Vie, livre IV, chapitres V et suivants, ainsi que sa lettre deux cent quarante-deuxième aux habitants de Toulouse et les notes qui l’accompagnent.
acérés des médisants et les dards empoisonnés des blasphémateurs pour qu’ils n’arrivent point jusqu’à lui. Je fais volontiers bon marché de ma propre gloire pourvu qu’on respecte la sienne, qui me fera la grâce de pouvoir m’écrier avec le Prophète : « C’est pour vous, Seigneur, que j’ai souffert tant d’opprobres et que mon visage est couvert de confusion (Psalm. LXVIII, 8). » Car je n’ambitionne pas d’autre gloire que de ressembler au divin Rédempteur et de pouvoir m’écrier avec lui : « Les outrages de ceux qui s’élevaient contre vous sont retombés sur moi (Psalm. LXVIII, 10). »
Mais il est temps que je revienne à mon sujet et que je poursuive le but que je m’étais marqué.
CHAPITRE II. Il ne faut pas confondre la considération avec la contemplation.
5. Et d’abord veuillez remarquer ce que j’entends par la considération proprement dite. Je ne veux pas qu’on l’assimile en tout à la contemplation ; en effet, celle-ci supposé la vérité déjà connue, tandis que la première a plus particulièrement pour but la recherche de la vérité ; aussi définirai-je volontiers la contemplation, une intuition claire et certaine des choses par l’oeil de l’esprit, ou, en d’autres termes, l’acte par lequel l’esprit embrasse une vérité connue, indubitable. Quant à la considération, je dirai que c’est un effort de la pensée, une application de l’esprit à la recherche de la vérité; ce qui n’empêche pas qu’on n’emploie bien souvent ces deux mots l’un pour l’autre.
CHAPITRE III. La considération se divise en quatre parties.
6. Pour en venir maintenant à l’objet même de la considération, je crois qu’on peut en assigner quatre qui se présentent d’eux-mêmes à la pensée: vous d’abord, puis ce qui est au-dessous de vous, autour de vous et au-dessus de vous. Que votre considération commence par vous, et ne la portez point sur ce qui est placé hors de vous, en vous négligeant vous-même. Que vous servirait en effet de gagner l’univers si vous veniez à perdre votre âme (Matth. XVI, 26) ? Soyez sage tant qu’il vous plaira, je dis qu’il manquera toujours quelque chose à votre sagesse si vous ne l’êtes pas pour vous. Que lui manquera-t-il donc ? Tout, à mon avis. Quand vous connaîtriez tous les mystères à la fois, combien la terre est vaste, le ciel élevé, l’océan profond, si vous ne vous connaissez pas vous-même, vous ressemblez à un homme qui bâtirait sans fondement, vous amassez des ruines au lieu d’élever un édifice. Tout ce que vous construirez hors de vous-même sera comme un tas de poussière exposé s à tous les vents. Nul ne peut donc passer pour sage s’il ne l’est pour lui-même, en sorte que tout sage sera d’abord sage pour soi et boira le premier de l’eau de sa propre fontaine. En conséquence, que votre considération non-seulement commence, mais aussi finisse par vous. Si elle s’égare ailleurs, ce sera toujours avec profit pour votre salut que vous la ramènerez à vous; soyez-en le premier et le dernier terme, prenez exemple sur le souverain créateur de toutes choses, qui envoie son Verbe et le retient en même temps ; votre verbe à vous, c’est votre considération; si loin qu’elle aille, il ne faut pas qu’elle vous quitte tout à fait; qu’elle fasse des excursions, mais qu’elle ne cesse pas néanmoins d’avoir toujours sa résidence dans votre âme. Quand il s’agit du salut, nul n’est plus intéressé au vôtre que le fils de votre mère. Gardez-vous donc bien d’avoir dans la pensée rien de contraire, que dis-je? rien d’étranger à votre salut; si donc il se présente à votre esprit quoi que ce soit qui ne s’y rapporte point d’une manière ou d’une autre, vous devez le repousser.
CHAPITRE IV. La connaissance de soi-même exige de l’Homme une triple considération. Premier objet de la considération.
7. La considération de vous-même se divise en trois parties différentes; vous pouvez considérer en effet ce que vous êtes, qui vous êtes et quel vous êtes. Ce que vous êtes se rapporte à la nature; qui vous êtes, à la personne, et quel vous êtes, aux moeurs. Qu’êtes-vous en effet? un homme. Qui êtes vous? Le Pape ou le souverain Pontife. Enfin quel êtes-vous? Bienveillant, doux et le reste. Quoique la considération, le premier de ces trois points, convienne plutôt à un philosophe qu’à un successeur des Apôtres, pourtant il y a dans la définition de l’homme, qu’on appelle un animal raisonnable et sujet à la mort, quelque chose qui mérite encore de fixer votre attention, si vous permettez que nous nous .y arrêtions. D’ailleurs je ne vois rien dans cet examen qui répugne ni à votre profession ni à votre rang, j’y vois même quelque avantage pour votre salut. En effet, si vous considérez que vous êtes en même temps raisonnable et mortel, vous arrivez immédiatement à cette double conséquence, digne de l’attention d’un homme sage et réfléchi, que d’être mortel abaisse l’être raisonnable, et que d’être raisonnable relève l’être mortel. S’il se présente encore sur ce point quelques remarques à. faire, je les ferai plus tard et peut-être avec plus de fruit qu’en ce moment, à cause de l’enchaînement des sujets à traiter,
CHAPITRE V. Le second objet de la considération est de voir attentivement qui nous sommes et d’où nous venons.
8. Qu’êtes-vous aujourd’hui et qu’étiez-vous auparavant? Voilà ce que nous avons à examiner. Toutefois sur ce dernier point, — qu’étiez-vous auparavant? — je pense qu’il vaudrait peut-être mieux garder le silence et laisser un pareil sujet à vos méditations. Pourtant qu’il me soit permis de vous dire qu’il serait indigne de vous de rester au-dessous de la perfection, quand on est allé vous prendre parmi les plus parfaits. N’y aurait-il pas en effet pour vous de quoi rougir de vous voir petit dans un poste élevé, quand vous vous souvenez d’avoir été grand dans une condition obscure? vous n’avez point oublie` votre premier état, on n’a pu en bannir le souvenir de votre coeur ni en effacer la mémoire de votre esprit, comme on vous y a vous-même arraché; ce ne sera jamais sans fruit que vous l’aurez devant les yeux dans l’exercice du souverain pouvoir, dans le jugement des causes portées à votre tribunal et dans toutes vos entreprises. Cette considération vous fera mépriser les honneurs au sein des honneurs mêmes, ce qui n’est pas peu de chose; que votre coeur n’en soit jamais vide, elle vous servira d’égide contre ce trait mortel: « Quand il était élevé au comble des honneurs, il n’a point compris sa dignité (Psalm. XLVIII, 13). »
Dites-vous donc à vous-même: J’étais placé bien bas dans la maison de mon Dieu; comment se fait-il donc que de pauvre et d’obscur que j’étais, je me voie maintenant élevé au-dessus des royaumes et des empires? Qui suis-je donc et qu’était la maison de mon père, pour que je sois assis sur le premier trône de l’univers? assurément celui qui m’a dit: « Mon ami, montez plus haut (Luc, XIV, 10), » a pensé que je serais toujours son ami; si je cesse de l’être, il ne peut en résulter rien que de fâcheux pour moi; car celui qui m’a élevé peut aussi m’abaisser; il serait trop tard alors de m’écrier : « Seigneur, en m’élevant vous avait fait mon malheur (Psalm. CI, 11). » L’élévation n’a rien de bien attrayant quand la sollicitude qui la suit est plus grande qu’elle encore. L’une est un piège, l’autre est une épreuve pour l’amitié: préparons-nous à en triompher si nous ne voulons pas être un jour honteusement relégués à la dernière place.
CHAPITRE VI. A quoi doivent s’appliquer les princes de l’Église.
9. Il n’y a pas moyen de nous dissimuler votre élévation; mais pourquoi avez-vous été élevé au-dessus des autres? Voilà ce qui mérite toute votre attention. Je ne pense pas que ce soit pour dominer, car le Prophète, s’étant vu élever comme vous, entendit ces paroles retentir à ses oreilles: « C’est pour que tu arraches et que tu détruises, pour que tu perdes et que tu dissipes, et, enfin, pour que tu plantes et que tu édifies (Jerem., I, 10). » Trouvez-vous dans ces paroles un seul mot qui fasse songer au faste et à la grandeur ? Dans ces expressions figurée empruntées au travail des champs, je vois plutôt une image des pénibles
de travaux de l’administration spirituelle. Et nous aussi, quelque haute opinion que nous ayons de nous, il faut bien nous persuader que nous en ne sommes point appelés à commander en maîtres, mais à travailler comme de véritables serviteurs. Je ne suis point au-dessus du Prophète, et si par hasard j’ai reçu un pouvoir égal au sien, je ne saurais lui être comparé quant aux mérites. Voilà ce que vous devez vous dire, et la leçon que vous devez vous faire, vous qui êtes chargé d’instruire les autres. Regardez-vous comme un prophète; n’est-ce pas assez ? Je trouve que c’est même beaucoup trop; mais enfin ce que vous êtes, c’est par la grâce de Dieu que vous l’êtes. Qu’êtes-vous donc? Un prophète, si vous voulez; voulez-vous être davantage? Vous n’en devez pas moins, si vous êtes sage, vous contenter de la mesure à laquelle vous avez été mesuré par le Seigneur, tout ce qui excède vient d’une mauvaise source. Apprenez donc, à l’exemple du Prophète, à n’occuper la première place que pour faire par vous-même plutôt que pour faire faire ce qu’exige le besoin des temps, et soyez persuadé que pour imiter le Prophète vous avez plutôt besoin d’un sarcloir que d’un sceptre; vous savez bien qu’il n’a point été élevé pour régner mais pour extirper les mauvaises herbes. Mais trouverez-vous encore quelque chose à faire dans le champ du père de famille? Certainement, et beaucoup même! car les prophètes n’ont pu le purger tout entier et ils ont laissé encore quelque chose à faire aux apôtres, qui vinrent après eux; ceux-ci vous en ont laissé aussi, et soyez convaincu que vous n’achèverez pas la besogne que vous avez reçue de vos pères; il en restera pour votre successeur qui lui-même en laissera encore aux siens, et ainsi jusqu’à la fin. Vous savez bien que jusqu’à la onzième heure du jour, les ouvriers de l’Évangile sont repris de leur oisiveté et envoyés à la vigne. Vos prédécesseurs, les Apôtres, ont entendu cette parole: «La moisson est abondante, mais les ouvriers sont rares (Matth., IX, 37). » Eh bien, revendiquez pour vous l’héritage de vos pères, car si vous êtes leur fils, vous devez aussi être leur héritier (Galat., IV, 7). Pour montrer que vous l’êtes en effet, mettez-vous à l’œuvre et ne vous endormez pas dans l’oisiveté si vous ne voulez pas qu’on vous dise: « Pourquoi restez-vous là toute la journée à ne rien faire (Matth., XX, 6) ? »
10. Il faut bien moins encore qu’on puisse vous trouver au sein des délices, des pompes ou des vanités du monde, car ce n’est pas ce que vous avez reçu en héritage. Que vous revient-il donc. d’après les tablettes du testateur ? Si vous vous en tenez à la teneur du testament, il ne vous revient ni honneurs ni richesses, mais des soucis et des fatigues. La chaire pontificale flatte-t-elle votre amour-propre ? Rappelez-vous qu’elle n’est autre chose que le poste élevé d’où, semblable à la sentinelle, vous devez promener vos regards sur tout; car le nom même d’évêque emporte l’idée d’un devoir à remplir et non pas d’une domination à exercer. C’est en effet pour avoir l’oeil ouvert sur tout, que vous êtes placé dans un lieu élevé d’où vous puissiez tout embrasser du regard, et cette vigilance a pour conséquence naturelle non le repos, mais le
travail. Peut-on bien songer à la gloire quand le repos même est défendu? D’ailleurs, le moyen de se reposer sous le poids incessant d’une sollicitude qui s’étend à toutes les Eglises ? En effet, que vous a légué le saint Apôtre qui disait : « Je vous donne ce que j’ai (Act., III, 6) ? » Qu’est-ce que cela ? Tout ce que je sais, c’est que ce n’est ni de l’or ni de l’argent, car il a dit : « Pour ce qui est de l’or et ale l’argent, je n’en ai pas (Ibid). » Si donc il vous arrive d’en avoir, servez-vous-en, non selon vos caprices, mais suivant le besoin des temps; alors vous en userez comme n’en usant pas. Si les richesses, par rapport à l’âme, ne sont en elles-mêmes ni bonnes ni mauvaises, on ne peut nier pourtant qu’en user est un bien; en abuser, un mal ; s’en mettre en peine, la pire des choses; et les rechercher, une honte. Je veux bien qu’à certains titres vous puissiez exiger de l’or et de l’argent, ce ne peut jamais être en tant que vous êtes le successeur de l’Apôtre, puisqu’il n’a pas pu vous laisser en héritage ce qu’il n’avait pas. Tout ce qu’il avait, il vous l’a donné, c’est, comme je vous l’ai déjà dit, le soin de veiller sur toutes les Eglises : faut-il entendre par-là le pouvoir de les dominer ? Ecoutez, il vous répond lui-même : « Nous ne sommes pas les dominateurs de la tribu sainte; mais nous devons être les modèles du troupeau (I Petr., V, 3) ; » et pour que vous ne croyiez pas qu’il ne s’exprime de la sorte que par humilité, et non dans la conviction qu’il ne disait rien que de très-vrai, écoutez la parole du Seigneur lui-même dans son saint Evangile : « Les rois des nations, dit-il, les dominent, et ceux qui exercent leur empire sur les peuples, se fout appeler par eux bienfaiteurs : ne faites pas de même (Luc., XXII, 25). » Rien de plus clair, vous le voyez, toute domination est interdite aux apôtres.
11. Allez donc maintenant et osez après cela vous arroger l’apostolat comme un attribut du pouvoir suprême, ou la puissance souveraine comme une conséquence de l’apostolat, évidemment vous ne pouvez revendiquer l’un et l’autre à la fois; songer à les posséder concurremment tous les deux, c’est vouloir les perdre en même temps l’un et l’autre.
D’ailleurs ne vous croyez pas excepté du nombre de ceux dont Dieu se plaint en ces termes : « Ils ont régné par eux-mêmes et non par moi; Ils ont été princes, et je ne l’ai point su (Oseae, VIII, 4). » Après cela, si vous aimez mieux régner sans le secours d’en haut, vous n’en aurez pas moins de gloire, mais non pas auprès de Dieu.
A présent que nous sommes fixés sur ce qui est défendu, voyons ce qui est prescrit. «Que celui qui est le plus grand parmi vous se fasse comme 1e plus petit, et que celui qui commande devienne comme celui qui sert (Luc., XI, 26). » Voilà la règle des apôtres: ils ont un devoir à remplir et non pas une domination à exercer; c’est d’ailleurs ce que le législateur confirme par son propre exemple quand il continue en ces termes: « Ainsi je suis au milieu de vous comme celui qui sert (Ibid., 27). » Qui est-ce qui craindra de se déshonorer en acceptant un titre qu e Seigneur lui-même a porté le premier? Saint Paul s’en glorifie, et il a raison, quand il dit : « S’ils sont ministres de Jésus-Christ, je le suis comme eux; » et qu’il continue: « J’ose le dire, dussé-je en cela manquer de sagesse, je le suis plus qu’eux ; en preuve, les longues fatigues que j’ai essuyées, les fers dont j’ai été chargé, les coups sans nombre que j’ai reçus et la, mort que j’ai tant de fois affrontée (II Corinth., XI, 23).» Quelle gloire de servir de la sorte ! cela ne vaut-il pas beaucoup mieux que de régner ? Si donc vous voulez de la gloire, vous avez l’exemple des saints sous les yeux, on vous propose la gloire même des apôtres. Est-ce trop peu à votre avis? Ali ! qui me donnera, à moi, d’égaler un jour les saints dans leur gloire ? Le Prophète en parle en ces termes : « A mes yeux, Seigneur, vos saints sont comblés d’un excès d’honneur, et leur puissance est établie d’une façon inébranlable (Psalm. CXXXVIII, 17) ! » Et l’Apôtre s’écrie à son tour, sur le même sujet : « Loin de moi la pensée de me glorifier jamais en autre chose que dans la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Gal., VI, 14). »
12. Puissiez-vous vous glorifier toujours de cette excellente manière et préférer pour vous la gloire que les prophètes et les apôtres ont seule ambitionnée et qu’ils vous ont laissée à poursuivre après eux ! Reconnaissez votre héritage dans la croix du Sauveur, dans les travaux et les fatigues. Heureux celui qui a pu dire: « J’ai travaillé plus que les autres (I Corinth., XV, 10) ! » Voila où il y a de la gloire, mais une gloire oit rien ne sent la vanité, la mollesse et l’oisiveté. Si le travail vous effraie, que la récompense vous excite; il est certain que chacun sera récompensé dans la proportion de ce qu’il aura fait. Or si ce grand Apôtre a travaillé plus que tous les autres, il n’a pourtant pas tout fait et vous avez encore de quoi vous occuper. Allez donc dans le champ de votre maître, et considérez attentivement combien, même de nos jours, il est encore hérissé des ronces et des épines de l’antique anathème. Oui, allez dans le monde, allez-y, vous dis-je, non pas comme un seigneur dans ses domaines, mais comme un colon qui vient surveiller et exécuter des travaux dont il doit rendre compte un jour ; et quand je vous dis : Allez-y, c’est des pieds d’une vigilance attentive, que je vous engage à vous y transporter à l’exemple de ceux qui avaient reçu l’ordre de parcourir le monde entier et qui ne se rendirent point de leur personne en tous lieux, mais y pénétrèrent par l’action de leur esprit. Je vous dirai donc aussi: Levez également les yeux de votre considération, et voyez si toutes les régions du monde ne sont pas plutôt desséchées pour devenir la proie des flammes que blanchies pour la faux du moissonneur. Hélas! que de fois ce qu’à première vue vous avez pris pour de riches récoltes, examiné de plus près ne vous offrira plus que des broussailles! que dis-je, des broussailles? moins que cela encore, de vieux troncs d’arbres minés par les ans et la pourriture, hors d’état de porter désormais aucun fruit, à moins que ce ne soit des glands et des siliques comme on en donne aux pourceaux. Jusqu’à quand faut-il qu’ils occupent inutilement la terre ? Je ne doute pas, si vous sortez pour jeter un coup d’oeil sur le champ du Père de famille, que vous ne rougissiez à la vue d’un pareil état de choses, de laisser dormir la cognée et d’avoir reçu en vain la serpe que vous ont léguée les apôtres.
13. C’est dans ce champ que le patriarche Isaac était sorti le jour où Rébecca s’offrit à lui pour la première fois, et, comme le dit l’Ecriture « Il y était venu pour s’y livrer à la méditation (Genes., XXIV, 62). » Mais s’il y alla pour méditer, vous c’est pour arracher que vous devez vous y rendre. Déjà votre méditation doit être terminée, le moment d’agir est venu, il est trop tard maintenant pour vous de demander ce que vous devez faire; c’était auparavant, suivant ce conseil du Sauveur, que vous deviez vous asseoir, examiner l’ouvrage, mesurer vos forces, vous demander si vous étiez capable d’une pareille entreprise, faire provision de mérites et supputer la somme de vertus que vous auriez à dépenser pour mener l’ouvre à bonne fin. A l’ouvre donc! le moment de trancher dans le vif est arrivé, si toutefois la méditation a eu son jour. Votre coeur a-t-il déjà commencé, que la langue, que la main agissent de concert avec lui. Ceignez vos flancs de votre glaive, c’est-à-dire, du glaive de l’esprit qui n’est autre que la parole de Dieu (Ephes., VI, 17). Que votre main, que votre bras se couvre de gloire en châtiant les nations, en réprimant les peuples, en serrant les rois dans de fortes entraves et les grands dans des menottes de fer (Psalm. CXLIX, 7 et 8). Voilà comment vous honorerez votre ministère et comment votre charge vous honorera. C’est là ce qui s’appelle exercer le souverain pouvoir, et repousser de votre héritage les animaux malfaisants, afin que vos troupeaux puissent se répandre sans crainte dans les pâturages. Mais après avoir dompté les loups, vous n’opprimerez point les brebis, car ce n’est pas pour cela que vous les avez reçues mais pour les faire paître. Si vous avez bien considéré qui vous êtes, vous n’ignorez pas que vous avez tous ces devoirs à remplir : or, si vous le savez et ne le faites pas, vous péchez (Jacob., IV, 17) ; car vous n’avez certainement pas oublié en quel endroit vous avez lu ces paroles : « Le serviteur qui connaît la volonté de son maître et ne l’accomplit pas, sera, rudement châtié (Luc., XII, 47). Voyez ce que faisaient les prophètes et les apôtres, de tout coeur à la lutte, on ne les voyait pas se reposer mollement sur des coussins de soie. Si vous descendez des apôtres et des prophètes, suivez l’exemple qu’ils vous ont donné et montrez en marchant sur leurs pas que vous êtes de leur noble race, de cette race dont l’éclat consiste dans la sainteté des moeurs et la fermeté de la foi. C’est par là qu’ils ont conquis des royaumes, accompli les devoirs de la justice et reçu l’effet des promesses (Hébr. XI., 33). Oui, tel est le titre authentique de l’héritage que vous ont laissé vos pères, je l’ai déroulé sous vos yeux afin que vous y cherchiez vous-même la part qui doit vous revenir. Revêtez-vous de force, c’est un vêtement qui fait partie de votre héritage; entrez en possession de la foi, de la piété, de la sagesse des saints, qui n’est autre que la crainte du Seigneur, et vous voilà maître de votre patrimoine; vous l’avez tout entier, rien n’y manque.
Quel fonds est plus riche que la vertu? Je n’en connais pas de plus solide que l’humilité ; tout édifice spirituel qui repose sur cette base s’élève et grandit comme un temple consacré au Seigneur. Que de gens sont parvenus par elle à vaincre leurs ennemis? car il n’est pas de vertu qui puisse au même point triompher de l’orgueil des démons et de la tyrannie des hommes. D’ailleurs, si elle est pour toutes sortes de personnes comme une tour inexpugnable qui les met à l’abri des coups de l’ennemi, il arrive encore, je ne sais comment, qu’elle paraît plus grande dans les grands et plus éclatante dans ceux qu’un certain éclat environne. C’est le plus beau joyau de la couronne d’un souverain pontife ; car plus il est élevé au-dessus des autres hommes, plus son humilité semble l’élever au-dessus de lui-même.
CHAPITRE VII. Revenant sur la question qu’il s’est posée d’abord, saint Bernard examine plus en détail ce qu’est un souverain Pontife.
14. Peut-être me reprochera-t-on de traiter mon second point avant d’avoir suffisamment développé le premier; car ma plume, n’osant pas sans doute exposer dans sa nudité, à tous les regards, un homme assis au rang suprême, s’est laissée aller, je ne sais trop comment, à vous représenter tel que vous devez être et s’est hâtée de vous revêtir de vos plus beaux ornements, avant même d’avoir complètement achevé de retracer ce que vous êtes, sans cela vos imperfections auraient été d’autant plus apparentes que vous êtes plus élevé. Comment, en effet, ne pas apercevoir le délabrement d’une ville placée sur le faîte d’une montagne, ou la fumée d’une lampe qu’on laisse sur le chandelier après l’avoir éteinte? Un homme insensé sur le trône n’est qu’un singe sur le haut d’un toit. Or écoutez mon refrain maintenant, il est peu flatteur, je l’avoue, mais il n’en est pas moins salutaire pour cela. C’est quelque chose de monstrueux pour moi qu’une âme sans grandeur dans le rang suprême, une vie abjecte et basse dans un poste éminent, une langue habile à parler de grandes choses et une main paresseuse à les faire, des paroles sans nombre et des actions stériles, un visage plein de gravité et nue conduite légère, une autorité souveraine et une volonté sans consistance aucune. Voilà le miroir, que tout visage difforme s’y reconnaisse; mais vous, réjouissez-vous si vous n’y voyez point votre ressemblance. Regardez bien pourtant, de peur que tout en possédant quelques traits dont vous puissiez à hou droit vous montrer satisfait, vous n’en ayez aussi quelques-uns dont vous ayez moins lieu d’être charmé. Je veux bien que vous vous glorifiiez du témoignage de votre conscience, mais je voudrais que vous prissiez aussi occasion de vous humilier; il est rare de pouvoir se dire : « Ma conscience ne me reproche rien (I Corinth., IV, 4). » On est bien plus circonspect dans le bien quand on connaît le mal qu’on a fait. Ainsi donc, comme je vous l’ai dit plus haut, connaissez-vous vous-même afin que dans les épreuves qui ne vous font point défaut, non-seulement vous jouissiez du témoignage de votre conscience, mais, de plus, vous sachiez ce qui vous manque encore. Quel est l’homme à qui il ne manque rien? On manque de tout quand on se flatte de tout avoir. Qu’importe que vous soyez souverain Pontife? En êtes-vous pour cela le premier des hommes? Si vous le croyez, sachez que dès lors vous en êtes le dernier. On n’est le premier que lorsqu’on n’a plus personne à devancer or vous seriez dans une grande erreur si vous croyiez être dans ce cas. Mais non, vous n’êtes pas, tant s’en faut, du nombre de ceux qui prennent les dignités pour des vertus, car vous avez connu les unes avant de connaître les autres; et vous laissez cette erreur aux empereurs et à tous ceux qui n’ont pas craint de se faire décerner les honneurs divins, aux Nabuchodonosor, par exemple, aux Alexandre, aux Antiochus et aux Hérode; quant à vous, considérez bien que si on vous appelle souverain en tant que pontife, ce n’est pas dans un sens absolu, mais seulement par comparaison, eu égard au ministère, et non point au mérite. Pour tout homme vous êtes incontestablement le premier des ministres de Jésus-Christ, soit dit sans préjuger la sainteté de qui que ce soit ; mais pour le reste, je souhaite que vous tendiez à devenir et non pas à vous croire ou à vouloir paraître le premier des hommes. D’ailleurs comment pourriez-vous faire des progrès si vous étiez satisfait de vous? N’ayez donc ni négligence pour rechercher ce qui vous manque encore, ni répugnance à le reconnaître. Dites avec un de vos prédécesseurs : « Je n’ai pas atteint le but et ne suis pas encore parfait (Philipp., III, 12); » et encore : « Je ne me flatte pas d’être arrivé au bout de la carrière (Ibid. 13). » Voilà la science des saints, elle est bien différente de la science qui enfle. Celui qui se propose de l’acquérir se prépare, il est vrai, bien des souffrances, mais de ces souffrances devant lesquelles le sage ne recule jamais; car elles produisent une douleur salutaire qui dissipe la léthargie d’une âme impénitente et endurcie. Aussi était-il sage, celui qui a pu dire : «Ma douleur est constamment présente à mes yeux (Psalm. XXXVII, 18). » Mais il est temps de reprendre les choses au point où je les ai laissées tout à l’heure.
CHAPITRE VIII. Excellence de la dignité et de l’autorité pontificales.
15. Eh bien, voyons maintenant de plus près qui vous êtes, c’est-à-dire quel est, dans le temps, votre rôle dans l’Église de Dieu. Qui êtes-vous donc? Le grand-prêtre, le souverain Pontife. Vous êtes le premier des évêques, l’héritier des apôtres, vous rappelez Abel par la primauté, Noé par le gouvernement, Abraham par le patriarchat, Melchisédech par l’ordre, Aaron par la dignité, Moïse par l’autorité, Samuel par la juridiction, Pierre par la puissance et Jésus-Christ par l’onction. C’est à vous que les clefs ont été remises, à vous aussi que les brebis ont été confiées. Sans doute il en est d’autres qui peuvent aussi ouvrir le ciel et prendre soin des brebis du Seigneur; mais ce pouvoir est d’autant plus glorieux entre vos mains due vous l’avez reçu d’une manière toute différente des autres. Ils n’ont de troupeau que celui qui leur est assigné, chacun d’eux a le sien, tandis que pour vous tous les troupeaux n’en font qu’un dont vous êtes le pasteur (a), chargé de paître seul non-seulement les brebis, mais tous leurs pasteurs avec elles. Vous me demandez la preuve de ce que j’avance, la voici dans un mot du Seigneur.
Quel est, je ne dis pas l’évêque, mais l’apôtre à qui toutes les brebis ont été confiées sans distinction aucune, et en des termes aussi absolus que ceux-ci: « Si vous m’aimez, Pierre, paissez mes brebis (Joan., XXI, 15) ? » Quelles brebis? Sont-ce les habitants de telle ou telle cité, de telle ou telle contrée, de tel ou tel royaume? «Mes brebis, n répond le Seigneur. N’est-il pas évident pour tout le monde qu’il n’a point voulu parler seulement de quelques-unes de ses brebis, mais de toutes? Irons-nous distinguer quand il ne fait point d’exception? Et peut-être les autres disciples étaient-ils présents lorsque, confiant toutes ses brebis à un seul pasteur, Jésus-Christ recommandait à tous ses apôtres l’unité de troupeau et de pasteur, selon cette parole du Cantique des cantiques: « Une seule est ma colombe, ma belle et ma parfaite amie(Cant., VI, 8). » Là où est l’unité, là est la perfection; les autres nombres ne deviennent pas plus parfaits en s’éloignant de l’unité, ils ne deviennent que plus divisibles. Voilà pourquoi les autres apôtres qui avaient compris le sens caché des paroles du Maître ne prirent chacun la conduite que d’un peuple en particulier. Saint Jacques lui-même, qui passait pour la colonne de l’Eglise, se contentant de l’Eglise de Jérusalem, laissa à Pierre la conduite de l’Eglise entière. Il était d’ailleurs déjà bien beau pour lui d’être destiné à susciter des enfants à son frère mort dans le lieu même où était mort celui dont il est appelé le frère (Galat., I, 19). Or quand le frère du Sauveur le cède lui-même à Pierre, qui oserait revendiquer pour lui ses prérogatives ?
16. Ainsi, d’après vos propres canons, les autres n’ont reçu en partage qu’une portion de la sollicitude (b), tandis que vous, vous avez été appelé à la plénitude de la puissance : leur pouvoir est resserré dans des bornes précises, et le vôtre s’étend sur ceux mêmes qui ont reçu le droit de commander aux autres. Ne pouvez-vous pas, lorsque le cas l’exige, fermer le ciel à un évêque, le déposer de son siège et même le livrer à Satan ? Vous avez donc un privilège incontestable sur les clefs du ciel qui vous ont été remises et sur les brebis du Seigneur qui vous ont été confiées.
Mais écoutez, voici qui prouve encore votre prérogative. Les disciples naviguaient sur la mer de Tibériade (Joan., XXI) quand le Seigneur
a Nous préférons cette leçon à celle de Vossius, qui fait dire en cet endroit à saint Bernard : « L’unique Pasteur vous a confié à vous seul tous les troupeaux à la fois. »
b La leçon donnée par l’exemplaire du pape Nicolas V nous plait moins que celle que nous avons adoptée, la voici: « Les autres n’ont reçu en partage qu’une portion de la sollicitude ou de la puissance, mais d’une puissance subordonnée à la vôtre ; tandis que vous, vous avez été appelé….. . » Ces mots : « ou de la puissance , mais d’une puissance subordonnée à la vôtre, » manquent dans tous les autres exemplaires.
leur apparut sur le rivage, et, ce qui augmentait leur joie, leur apparut dans son corps ressuscité. Pierre, ayant reconnu le Sauveur, se jette dans la mer et se dirige ainsi vers lui, tandis que les autres ne s’approchaient que montés sur leurs barques. Qu’est-ce à dire? C’est que nous avons là une image du pontificat singulier de Pierre qui n’a pas reçu une seule barque à conduire, comme les autres, mais le monde entier à gouverner; car la mer représente le monde et les barques, les différentes Eglises. De là vient encore que, dans une autre circonstance, Pierre marcha sur les eaux à l’exemple de son Maître, pour montrer par là qu’il était seul le vicaire (a) de Jésus-Christ appelé à gouverner, non pas un seul peuple, mais tous les peuples du monde, car nous savons que a les grandes eaux représentent tous les peuples (Apoc., XVII, 15). » Ainsi, pendant due les évêques ont chacun leur barque à conduire, vous en avez une aussi, mais immense, et composée de la réunion de toutes les autres, c’est l’Eglise universelle, répandue dans le monde entier.
CHAPITRE IX. Il faut considérer ce que nous sommes par rapport à notre propre nature.
17. Voilà donc qui vous êtes, mais n’oubliez pas ce que vous êtes; pour moi, je n’ai point perdu de vue la promesse due je vous ai faite de revenir sur ce sujet à la première occasion favorable. Or, il ne s’en peut trouver de meilleure que de considérer ce que vous étiez d’abord, en même temps que vous considérez qui vous êtes maintenant. Mais que dis-je, ce que vous étiez d’abord? Vous l’êtes encore maintenant; or vous ne devez point cesser de considérer ce que vous n’avez point cessé d’être. Ce n’est à proprement parler qu’une seule et même considération, que d’examiner ce que vous avez été et ce que vous êtes maintenant, et c’en est une autre de considérer qui vous êtes devenu; il ne faut pas que ces deux considérations se nuisent l’une à l’autre dans leurs recherches; car, ainsi que je vous l’ai dit, vous êtes toujours ce que vous étiez d’abord, et vous ne l’êtes pas moins que vous n’êtes ce que vous êtes devenu ensuite, peut-être même l’êtes-vous davantage. Ce que vous êtes, vous l’êtes par le seul fait de votre naissance, mais ce que vous êtes devenu, vous le devez à un emprunt, non à un changement ; si bien que sans cesser d’être ce que vous étiez, vous êtes devenu ce que vous êtes. Eh bien, considérons ces deux points de vue en même
a Saint Bernard, comme on le verra dans le traité suivant n. 36, appelle aussi les évêques vicaires de Jésus-Christ. Voir aux notes qui se rapportent au n. 31 du traité cité plus haut, et celles qui accompagnent la lettre cent quatre-vingt-troisième.
temps; car, comme je vous l’ai dit plus haut, ainsi rapprochés l’un de l’autre, ils se font valoir mutuellement davantage.
J’ai dit plus haut qu’en considérant ce que vous êtes, vous aperceviez d’abord que vous êtes homme, et cela par le seul fait de votre naissance; mais si vous vous demandez ensuite qui vous êtes, le mot de la réponse est le nom même de votre dignité,vous êtes évêque, non pour être né tel, mais pour l’être devenu. Lequel des deux, d’être homme ou d’être évêque, vous semble le plus vôtre, et le plus à vous? N’est-ce pas ce que vous êtes par le fait de votre naissance? Aussi vous conseillé-je de considérer d’abord ce que vous êtes avant tout, c’est-à-dire de considérer l’homme en vous, puisque c’est ce que vous êtes par votre naissance
18. Mais si vous ne voulez perdre tout l’avantage et le fruit de votre considération, il ne faut pas vous contenter d’examiner ce que vous êtes, mais quel vous êtes par votre naissance. Commencez donc par ,vous dépouiller de la défroque que vous avez reçue de vos pères et qui fut maudite dés le commencement du monde ; déchirez ce voile de feuillage qui ne cache que votre honte et ne peut guérir vos plaies; enfin écartez ce prestige d’une gloire éphémère, cet éclat d’emprunt et mensonger, et considérez à nu votre propre nudité, en vous rappelant que vous êtes sorti nu du sein de votre mère (Job, I, 21). Vous n’étiez point alors paré de la tiare, couvert de pierreries, brillant des reflets de la soie, ombragé, couronné de plumes ou chargé de métaux précieux. Si tout cela, comme les nuées du matin qui passent rapidement et disparaissent dans les airs, se dissipe au souffle de votre considération, vous n’aurez plus devant les yeux qu’un homme nu, pauvre, malheureux et misérable; un homme fâché d’être homme, honteux de sa nudité, malheureux d’être né et maudissant la vie; un homme né pour le travail, non pour la gloire (Job. V, 7), né de la femme, et par là même né dans le péché; un homme qui n’a que peu de temps à vivre (Job. XIV,1), et qui le passe dans la crainte et dans les larmes parce qu’il est accablé de misères, de beaucoup de misères même, de celles du corps et de celles de l’âme: en est-il une seule dont puisse être exempt celui qui naît dans le péché, avec un corps périssable et un esprit stérile pour le bien ? On peut bien dire qu’il en est rempli, puisque à l’infirmité du corps et à l’aveuglement de l’esprit, s’ajoutent la transmission d’une souillure héréditaire et la nécessité de mourir.
C’est pour vous un salutaire rapprochement à faire que de songer qu’en même temps que vous êtes pape, vous êtes, je ne dis pas vous su avez été,vous êtes une méprisable poussière. Imitez la nature, ou plutôt l’auteur même de la nature, en rapprochant dans votre pensée ce qu’il y a de plus grand de ce qu’il y a de plus petit. Ainsi vous voyez que la nature a dans l’homme associé un souffle de vie à une vile poussière, et que l’Auteur de la nature a, dans sa personne, uni notre limon au Verbe de Dieu. Inspirez-vous donc de la pensée de notre double origine et du mystère de notre rédemption afin de ne point vous enorgueillir dans le haut rang que vous occupez, mais de concevoir d’humbles sentiments de vous-même et d’aimer ceux qui, comme vous, pratiquent l’humilité.
CHAPITRE X. Le troisième objet de la considération est d’examiner quels nous sommes.
19. Si vous considérez combien grand vous êtes, considérez aussi, considérez surtout quel vous êtes, car voilà la considération qui vous retient en vous-même, ne vous permettant ni de prendre votre essor loin de vous ni de vous égarer dans des idées de grandeur et de gloire qui sont au-dessus de vous (Psalm. CXXX, 2). Oui, bornez-vous à vous-même, et gardez-vous bien soit de descendre plus bas que vous, soit de vous élever plus haut, soit enfin de vous égarer au loin et au large ; maintenez-vous dans un juste milieu si vous ne voulez point excéder la mesure : il n’y a que le milieu de sûr, parce qu’il n’y a que là que se trouve la juste mesure, et que dans la mesure seule, est la vertu. Aussi voyons-nous le Sage regarder comme un lieu d’exil pour lui tout ce qui n’est pas renfermé dans une juste mesure; il ne se place ni au loin, parce que ce serait perdre toute mesure; ni au large, ce serait en sortir; ni au haut, ce serait l’excéder; ni au bas, ce serait ne la point atteindre; car enfin on ne s’éloigne ordinairement qu’en sortant des bornes, on n’élargit une chose qu’en risquant de la rompre, on ne l’élève qu’en s’exposant à la voir tomber, et on ne la baisse qu’au risque de la voir submergée. J’insiste sur ces explications de peur que vous ne. croyiez que je veux parler ici de la longueur, de la largeur, de. la sublimité et de la profondeur que l’Apôtre, avec tous les saints, nous exhorte à saisir (Ephes., III, 18) ; j’en parlerai ailleurs et dans un autre moment (infra, lib. V, c. 13 et 14). Mais ici j’entends par longueur, se promettre une longue vie; par largeur, se répandre en soins superflus; par hauteur, s’estimer plus qu’il ne faut; et par profondeur, se laisser trop abattre. En effet, se promettre de longs jours, n’est-ce pas se laisser emporter au delà de toutes limites en dépassant les bornes de la vie par l’étendue de ses projets? C’est en agissant ainsi qu’on voit des hommes, oublieux du moment où ils vivent, sortir de la vie présente pour s’élancer, par de vains projets, dans un avenir qui ne sera jamais pour eux et ne leur servira de rien. Il en est de même de l’esprit qui veut embrasser trop de choses à la fois, il ne peut manquer d’être déchiré par la multitude de ses soucis; car en tendant trop une étoffe on l’amincit d’abord, puis on la déchire. Quant aux pensées présomptueuses qui nous élèvent, qu’est-ce autre chose que le prélude d’une chute plus profonde? Vous savez qu’il est dit : « Notre coeur s’élève et puis tombe (Prov., XVIII, 12). » D’un autre côté, l’abattement excessif d’une âme pusillanime ne ressemble que trop à un engloutissement sans espoir. L’homme fort ne se laissera jamais abattre ainsi; l’homme prudent se gardera bien de faire fond sur les espérances incertaines d’une longue vie; l’homme modéré non-seulement ne se laissera point aller à des soucis exagérés, mais s’abstiendra de tout excès, sans toutefois négliger les choses nécessaires; enfin l’homme juste ne présumera pas trop de sa justice et saura dire avec le Juste de l’Écriture : « Si je suis juste, je ne lèverai pas la tête pour cela (Job, X, 15). »
CHAPITRE XI. Saint Bernard recommande tout particulièrement au souverain Pontife de s’examiner sérieusement lui-même.
20. Vous devez donc procéder, en voies considérant vous-même, avec une certaine précaution et apporter la plus grande droiture à ne vous point accorder plus qu’il ne faut et à ne vous point épargner plus qu’il n’est juste. Or on s’attribue plus qu’il ne faut, non-seulement en se donnant des qualités qu’on n’a pas, mais encore en s’imputant celles que l’on a. Vous devez donc faire soigneusement la part de ce que vous êtes par vous-même et de ce que vous n’êtes que par la grâce de Dieu. et apporter à cet examen un esprit exempt de toute mauvaise foi. C’est à quoi vous réussirez certainement si, par un fidèle partage, vous attribuez loyalement à Dieu ce qui vient de Dieu et à vous ce qui vient de vous. Or vous ne doutez pas, j’en suis sûr, que le bien est le fait de Dieu et que le mal est le vôtre. En considérant quel vous êtes il ne faut pas oublier de vous rappeler quel vous étiez précédemment, car c’est en comparant le présent au passé que vous verrez si vous avez fait quelques progrès en vertu, en sagesse, en intelligence et en mansuétude; ou bien ce qu’à Dieu ne plaise, si vous avez perdu du terrain du côté de ces vertus. Êtes-vous plus ou moins patient que par le passé, plus doux ou plus emporté, plus orgueilleux ou plus humble, plus affable ou plus raide, plus dur ou plus traitable, plus pusillanime ou plus magnanime, plus sérieux ou plus dissipé, plus circonspect on plus confiant en vous-même ? Quel vaste champ s’ouvre devant vous pour exercer cette sorte de considération! Je ne touche que quelque point, c’est comme une semence que je vous présente tel qu’un homme qui ne semant pas lui même fournirait de la semence au semeur. Vous devez examiner à fond quel est votre zèle et votre clémence, puis avec quel discernement vous réglez l’usage de ces deux vertus; c’est-à-dire quel compte vous savez tenir, en frappant les coupables ou en leur pardonnant, des circonstances de temps, de lieu et de manière qu’on ne saurait dans l’un et l’autre cas trop attentivement considérer, si on ne veut pas, en négligeant de le faire, que le zèle et la clémence ne cessent d’être des vertus ; ces qualités en effet ne sont pas des vertus par leur nature, mais seulement par l’usage qu’on en fait; d’elles-mêmes elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, c’est de vous qu’il dépend d’en faire des vices par un usage abusif et déréglé, ou des vertus par un service sage et modéré. Si l’œi1 du discernement s’obscurcit, elles se supplantent et ,s’excluent ordinairement l’une l’autre. Or il y a deux choses qui obscurcissent l’oeil du discernement, ce sont la colère et l’affection: l’une précipite et l’autre énerve le jugement. Comment en effet ne nuiraient-elles pas l’une et l’autre à la douceur de la clémence et à la juste rigueur du zèle ? L’oeil que trouble la colère ne voit plus rien avec clémence ; et s’il est fasciné par une sensibilité toute féminine, il ne voit rien selon la justice, Vous cessez d’être innocent soit que vous punissiez celui qui pouvait avoir quelques droits à la clémence, ou que vous fassiez grâce à celui qui méritait d’être châtié.
CHAPITRE XII. Il ne faut ni s’endormir dans la prospérité, ni se décourager dans l’infortune.
21. II est une chose encore que vous ne devez pas vous dissimuler, es c’est ce que vous avez été dans les tribulations. Si vous vous êtes montré constant dans les vôtres et compatissant à celles du prochain, réjouissez-vous-en, c’est la marque d’un coeur droit ; au contraire, c’est l’indice d’une âme mauvaise de ne pouvoir supporter ses propres afflictions et d’ètre en même temps insensible à celles des autres. Mais que dirons-nous de la prospérité ? ne mérite-t-elle pas aussi votre considération à son tour? Certainement elle en est digne, surtout quand on réfléchit combien sont rares les hommes qui, dans la prospérité, ne se sont pas relâchés au moins un peu de leur vigilance et de la sévérité de leurs de principes. Quand n’a-t-elle pas produit sur le moral de ceux qu’elle a pris au dépourvu, l’effet du feu sur la cire ou des rayons du soleil sur la neige et sur la glace? David était bien sage, Salomon le fut davantage, mais les faveurs de la fortune affaiblirent la sagesse de l’un et la firent perdre entièrement à l’autre. Celui-là est grand qui peut tomber dans l’adversité sans que sa sagesse en souffre, mais je trouve plus grand encore celui qui a pu voir la fortune lui sourire sans en devenir le jouet. Mais, à vrai dire, il est plus facile de trouver des hommes qui sont demeurés sages au sein de l’adversité que dans les faveurs du sort. Pour moi, je crois qu’on doit placer au rang des hommes véritablement grands ceux qui, dans la prospérité, ont su se défendre d’insolence dans le rire, d’impertinence dans le langage et de toute recherche exagérée dans leur mise et dans leur personne.
CHAPITRE XIII. Le souverain Pontife doit se garder de l’oisiveté, de la futilité et des entretiens inutiles.
22. Quoique le sage nous engage avec raison à cultiver la sagesse 1 à loisir, il ne faut pas moins pourtant se garder d’être oisif dans le loisir, l’o et fuir l’oisiveté comme la mère de la futilité et la marâtre des vertus. Chez les gens du monde, les propos frivoles ne sont que des propos frivoles ; chez un prêtre, ce sont des blasphèmes; si quelquefois pourtant il s’en tient en sa présence, il peut être bien qu’il les supporte, il ne le sera jamais qu’il v réponde; mieux vaudrait qu’il eût l’habileté de changer prudemment le cours de la plaisanterie et de faire tomber tout à coup l’entretien sur des choses sérieuses que non-seulement on puisse entendre avec intérêt et plaisir, mais encore qu’on préfère aux bagatelles. Depuis que vous avez consacré vos lèvres à l’Evangile, vous ne pouvez plus sans péché les ouvrir à des futilités; en prendre l’habitude serait un sacrilège, car, selon le Prophète, « les lèvres du prêtre seront les dépositaires de la science, et c’est de sa bouche que les peuples réclameront la loi (Malach., II, 7), » non pas des fables et des sornettes. Je vais plus loin encore: non-seulement ces discours légers et futiles que le monde déclare aimables et spirituels ne doivent point sortir de votre bouche, il faut encore qu’ils trouvent vos oreilles fermées; le gros rire ne vous sied pas, et il vous sied moins encore de le provoquer chez les autres. Enfin pour ce qui est de la détraction, je ne saurais cou dire lequel est le plus condamnable de celui qui la fait ou de celui qui l’écoute.
CHAPITRE XIV. Il faut éviter avec soin dans les jugements de faire acception de personnes.
23. Je n’ai pas à fatiguer Votre Considération (a) de la vue de l’avarice; car vous passez pour ne pas faire plus de cas de l’argent que d’une
a Vossius fait observer que plusieurs leçons placent ici le mot esprit au lieu de considération, mais c’est une remarque sans importance pour les savants;. il est clair que saint Bernard parle ici de la considération, qui est le propre sujet de tout son traité, et nous n aurions fait nous-même aucune attention si, dans plusieurs endroits, et eu particulier dans le livre III, n. 16, Vossius, par une sorte de glossème, ne substituait d’après certains manuscrits le mot dîne au mot sang.
vile paille. Il est de, toute évidence qu’il n’y a pas à craindre qu’elle dicte vos arrêts dans les jugements, mais il est pour un juge un autre danger non moins ordinaire et non moins funeste à redouter, et, sur ce point surtout, je ne voudrais pas que vous fussiez dans l’ignorance de ce qui peut se passer dans votre coeur. Quel est-il donc? me direz-vous. C’est de faire acception de personnes; car ne pensez pas que ce soit pour vous une faute sans gravité de considérer la personne du prévenu plutôt que le mérite de ses actions.
Il y a encore un autre défaut dont je veux vous parler, et si votre conscience vous dit que vous en êtes exempt je puis bien assurer que vous êtes le seul de tous ceux qui, à ma connaissance, se sont assis pour juger leurs semblables, à qui sa conscience ne reproche rien sur ce point, et que vous vous êtes élevé, par un prodige unique et véritable, au-dessus de vous-même, pour emprunter le langage du Prophète (Thren. III, 28). Ce défaut, c’est la crédulité; je n’ai jamais vu les grands savoir se garantir tout à fait des ruses du serpent infernal en ce point. Il ne faut pas chercher ailleurs la raison de ces emportements que rien ne motive, de ces rigueurs dont les innocents ne souffrent que trop souvent, et de ces condamnations irréfléchies prononcées contre des absents. Pour vous, je vous félicite au contraire, et je ne crains pas, en m’exprimant ainsi, de passer pour flatteur à vos yeux, je vous félicite, dis-je, de rie vous être attiré jusqu’à présent aucun reproche de cette nature, depuis que vous rendez la justice; mais je vous laisse à décider si en effet vous n’avez point donné lieu qu’on vous en adresse.
Maintenant c’est aux choses qui sont placées au-dessous de vous que je veux appliquer votre considération; mais ce sera la matière d’un autre livre, d’autant plus qu’à cause de vos occupations, l’entretien le plus court est aussi le meilleur.
NOTES DE HORSTIUS ET DE MABILLON.
CHAPITRE I, n. 4.
233. Cela tient aux événements importants gui sont survenus. L’expédition de la Terre-sainte que saint Bernard avait prêchée lui-même, eut une fin malheureuse : de là contre notre Saint des plaintes et des murmures qu’il s’efforce de repousser et de détruire au commencement de ce livre. Il ne faut pas croire qu’il fut seul de son avis, plusieurs autres écrivains ont abondé dans son sens, soutenu la bonté de sa cause et montré qu’il n’avait rien fait pour s’attirer tous les reproches qu’on lui a adressés. Voyez Geoffroy, livre III de la Vie de saint Bernard, chapitre IV et Othon de Freisingen dans ses faits et gestes de Frédéric, livre I, chapitre LX où, après avoir fait plusieurs considérations philosophiques sur ce sujet, il continue en ces termes : « Cette expédition malgré le nombre des chrétiens auxquels elle a coûté la vie, fut bonne et salutaire; si elle ne contribua pas à l’agrandissement du royaume de Palestine, et si elle dévora des masses de guerriers, elle fut du moins utile à une multitude d’âmes, pour lesquelles elle fut une occasion de salut. D’ailleurs, en disant que le saint abbé Bernard était inspiré de Dieu pour nous prêcher la croisade, et que c’est nous qui, dans nos désordres et notre orgueil oubliant ses salutaires recommandations, avons causé tous les malheurs de cette entreprise et la perte de tant de monde, nous ne dirions rien qui ne fût parfaitement conforme à la raison et à ce qui s’est vu autrefois.» Tel est le langage d’Othon, qui prit part à la Croisade, vit tout de ses propres yeux et dont on ne peut révoquer en doute la véracité. Voir la lettre CCCLXXXVI de Jean de Casamario à saint Bernard, et Guillaume de Tyr, dans Baronius, à l’année 1148, où il est question des causes qui ont amené l’insuccès de l’expédition.
Mais qu’on nous permette de rapporter ici le sentiment d’un auteur contemporain sur les causes de l’insuccès de la seconde Croisade; cet écrivain, d’une valeur incontestable et d’une foi reconnue, c’est Guillaume de Neubridge; voici comment il s’exprime dans son Histoire d’Angleterre, livre I chapitre XX : « L’histoire nous apprend, dit-il, qu’autrefois une armée considérable fut. souillée par le crime secret d’un seul homme et que, dépouillée par là de la protection divine, elle n’offrit plus que le spectacle d’une armée languissante et sans force. Le Seigneur, consulté sur ce qui se passait, répondit que le peuple était frappé d’anathème et ajouta: L’anathème est au milieu de vous, Israël, tu ne pourras pas soutenir l’effort de tes ennemis, jusqu’à ce que celui qui est souillé de ce crime soit exterminé du milieu de toi (Jos., VII, 13). Or, notre armée avait tellement foulé aux pieds toutes les lois chrétiennes en même temps que la discipline militaire, qu’on ne peut s’étonner qu’elle ait paru souillée et immonde aux yeux de Dieu et ait éloigné d’elle sa protection divine. Si on ne consulte que l’étymologie du mot, les camps ne sont appelés ainsi, – castra – que parce qu’on en a banni la débauche. Mais il s’en fallait bien qu’il en fût de la sorte de notre camp où, par une licence déplorable, les plus honteux désordres régnaient presque sans partage. Pleins de confiance dans leur nombre et dans leur tactique, nos troupes comptaient beaucoup plus sur la force de leurs bras de chair que sur la puissance et la miséricorde du Seigneur pour lequel il semblait qu’elles avaient pris les armes: aussi ont-elles été une preuve éclatante que Dieu résiste aux superbes, tandis qu’il accorde sa grâce aux humbles. De plus, on vit les nôtres se livrer au pillage sur les terres mêmes d’un Empereur chrétien avec lequel ils avaient fait alliance, et qui avait donné ordre qu’on leur fournît toutes sortes de provisions et qu’on ne les laissât manquer de rien; cette conduite irrita l’Empereur qui tourna ses armes contre eux en même temps qu’il intercepta les vivres dont ils avaient besoin, et ne recula pas, tout chrétien qu’il était, devant l’effusion du sang de tant de soldats chrétiens comme lui. Personne n’apportant plus rien au camp, et nos soldats ne pouvant plus s’écarter pour chercher des vivres, il s’ensuivit une disette affreuse qui les décima; enfin, les Turcs leur tendirent des embûches dans lesquelles ils donnèrent et, ils périrent sous le fer des ennemis, ou bien, faits prisonniers, ils se virent réduits à la plus honteuse des servitudes. La colère divine, excitée par l’orgueil et les désordres des masses, ne se borna point à ces châtiments, des pluies qui tombèrent en abondance avant le temps causèrent des inondations qui firent périr encore plus de monde que le glaive des ennemis. Tous ces fléaux réunis réduisirent presqu’à rien les deux plus belles armées qu’on eût vues, et les deux grands princes qui s’étaient mis à leur tète parvinrent à peine avec les rares débris de leurs troupes à gagner Jérusalem d’où ils revinrent avec la honte de n’avoir rien fait de mémorable. » Tel est le récit de Neubridge. (Note de Horstius.)
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CHAPITRE V.
234. Comment se fait-il donc que de pauvre et d’obscur que j’étais, je me voie maintenant élevé au dessus des royaumes et des empires? D’après saint Bernard, il faut que le souvenir de notre ancienne obscurité nous maintienne dans les bornes de la modestie; il est très-propre à modérer les élans de notre orgueil et de notre arrogance. Nous en avons un bel exemple dans Agathoclès de Sicile, qui, de fils d’un obscur potier, devint tyran de Sicile. Pour que la pensée du rang où il se trouvait parvenu ne le fit point sortir des limites de la modestie ni oublier son origine et l’état précaire de sa première fortune, il voulut, pour ne point perdre le souvenir de son humble extraction, ne jamais se servir que de vaisselle de terre, dont la vue lui rappelait ce qu’il avait été autrefois. Ausone a conservé ce trait d’histoire dans une de ses élégantes épigrammes. Nicolas Serar, dans son Histoire de Mayence, attribue un trait semblable à Guilgise, archevêque de cette Eglise : issu d’une famille obscure, il se conduisit constamment dans la haute dignité où il fut élevé, avec d’autant plus d’humilité qu’il était monté plus haut, et ne manquait point l’occasion de rappeler d’où il était parti. Comme son père avait exercé l’état de charron, il avait fait dessiner çà et là des roues sur la muraille avec cette devise : Guilgise, Guilgise, n’oublie pas ce que tu fus autrefois. Il voulut ne jamais perdre de vue ce glorieux emblème, dont l’aspect lui rappelait son origine, et la ville de Mayence l’a conservé jusqu’à cette époque. Voir Serar, page 723, où, à propos du sens symbolique de la roue, il exprime quelques bonnes pensées sur la rapidité de la vie et l’inconstance de la fortune. (Note de Horstius.)
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CHAPITRE XIII.
235. Chez les gens du »fonde les propos frivoles ne sont que des propos frivoles, mais chez un prêtre…, etc. Saint Bernard ne veut pas que les lèvres du prêtre s’ouvrent aux plaisanteries et aux discours frivoles, à plus forte raison ne le souffre-t-il pas dans un Pape. Une bouche consacrée à l’Évangile, ne doit selon lui, s’ouvrir qu’à des paroles sérieuses et utiles, non point à des discours vains et frivoles gui ne pourraient que la profaner, de quelque nom qu’on les décore. Pierre Damien nous a laissé un bien bel exemple de ce genre de vertu antique et sévère que prêche saint Bernard quand il se prit de dégoût pour la vie publique, et d’amour pour le repos et la solitude, ou du moins sentit ces dispositions se fortifier dans son âme à la vue des moeurs des clercs de la cour de Rome, et en entendant leurs entretiens remplis de facéties, de jeux de mots et de frivolités, pour me servir de l’expression même de saint Bernard. Entendons-le parler lui-même dans la lettre qu’il écrivit au souverain Pontife et aux autres cardinaux pour leur faire agréer sa démission d’évêque d’Ostie. «Il fut un temps, dit-il, oui il fut un temps qui malheureusement n’est plus, où la modestie était en honneur et la mortification un titre de gloire, où la réserve et la gravité étaient les compagnons honorables du Sacerdoce, mais aujourd’hui, pour n’accuser que moi, vous ne me voyez vous-même dès que je vous aborde que le mot piquant ou jovial à la bouche, c’est un langage recherché, un flot de politesses, de mots mordants et de questions, un véritable déluge de paroles futiles qui montrent moins en nous, des prêtres que des orateurs et des rhéteurs, et même qui pis est de véritables bouffons. En effet, à peine la conversation est-elle engagée entre nous, qu’insensiblement le charme de la réplique nous entraîne, l’esprit perd sa gravité et se relâche, le sérieux disparaît au milieu des éclats de rire, et l’on n’entend bientôt plus que de honteux jeux de mots: voilà comment il arrive que l’âme trop répandue hors d’elle-même se trouble, que le ‘coeur s’endurcit, que la déférence et le respect dus au sacerdoce se perdent, et ce qui est plus dangereux encore, que l’on s’écarte de la ligne de conduite dent on ne devrait point se départir pour ne pas cesser d’être un exemple aux autres. Que si une sorte de crainte et une certaine retenue nous retiennent et nous empêchent de tomber dans cet excès, on nous regarde comme des gens qui n’ont rien d’humain, des hommes raides, quelque chose comme des tigres d’Hyrcanie, de vraies statues de marbre. Mais je m’arrête, car je rougirais de laisser ma plume retracer certaines inepties plus honteuses encore; par exemple ces chasses à courre et au vol, cet amour du jeu, etc. » On voit au langage de Pierre Damien qu’il était de l’avis de saint Bernard et qu’il ne blâmait pas moins que lui les discours frivoles dans la bouche d’un prêtre. Mais aujourd’hui, loin de voir des blasphèmes dans les paroles frivoles, une foule d’ecclésiastiques et même de prélats n’y trouvent pas même l’ombre d’une faute vénielle.
236. La faute dans laquelle saint Bernard veut que le pape Eugène évite avec soin de tomber, le saint pape Grégoire se la reproche sévèrement à lui-même comme s’il s’en était rendu coupable. Arrivé à ces paroles d’Ezéchiel : Fils de l’homme, je vous ai placé comme une sentinelle en observation dans la maison d’Israel (Ezéch. III, 17), il fait un retour sur sa charge et éclate en paroles bien propres à toucher nos coeurs ; nous ne les citerons qu’en partie, le lecteur pourra les lire en entier dans son Homélie onzième, sur Ézéchiel. « Que ces mots me semblent difficiles à articuler, s’écrie-t-il, c’est contre moi que je les prononce…. contre moi. dis-je, qui me répands souvent en conversations inutiles et qui oublie dans ma tiédeur et néglige d’exhorter et d’édifier le prochain. Je suis devenu muet et verbeux en même temps devant le Seigneur; muet pour les choses nécessaires à dire et verbeux pour les entretiens frivoles, etc…. Quand j’étais dans mon monastère je pouvais sevrer ma langue des discours inutiles et maintenir mon esprit dans une prière presque continuelle; mais depuis que j’ai pris sur les épaules de mon âme le fardeau de la charge pastorale, je ne puis plus me recueillir, ma pensée se trouve répandue sur une multitude de choses…. et comme je me trouve souvent en rapport avec les gens du monde, je me suis imposée dans mes discours, parce que je me relâche quelquefois de la règle que je me suis aperçu que si je l’observe trop rigoureusement j’éloigne de moi les personnes faibles et ne puis plus les amener où je veux. Voilà pourquoi aussi j’écoute quelquefois avec patience les choses oiseuses qu’ils me disent. Mais parce que je suis faible aussi moi-même, il n’est pas rare que je me laisse entraîner par le charme de ces entretiens frivoles au point de finir par y prendre part avec plaisir quand je n’avais commencé à les écouter qu’à regret, de sorte que je reste volontairement là même où j’avais d’abord craint de tomber, etc. »
Saint Ambroise, en parlant des offices croit qu’il doit s’interdire à lui-même l’habitude prise par les gens du monde de s’abandonner à des entretiens frivoles, et la raison qu’il en donne : « c’est, dit-il, que si quelquefois les plaisanteries ont quelque chose d’agréable à entendre, elles n’en sont pourtant pas moins contraires aux moeurs ecclésiastiques (Liv. I, chap. 23). »
237. « Mais c’est particulièrement aux orateurs sacrés, dont la bouche, comme dit saint Bernard, est consacrée à l’Evangile, » qu’il appartient de s’observer sur ce point et de ne se permettre soit en particulier, soit en public, ni paroles légères ni plaisanteries. Je ne puis voir sans indignation ces orateurs qui dans la chaire même vous débitent des jeux de mots, des plaisanteries et des historiettes et des fables, telles que celles que je vois consignées dans les écrits nouvellement publiés d’un certain religieux. Qu’on lise donc saint Jean Chrysostome (cap. V, Epist., ad Ephes.), on verra combien à ses yeux il convient à la gravité chrétienne de s’abstenir de toute parole bouffonne et ridicule, et en même temps, continue Charles Leroi, religieux de la compagnie de Jésus, dans son Orateur chrétien, on s’étonnera de trouver que la plupart des orateurs chrétiens soient si éloignés dans leurs discours de cette gravité que cet homme plein de sagesse, aurait voulu, avec raison, rencontrer chez tous les fidèles à qui il rappelle en ces termes le passage de saint Bernard qui nous occupe : « Il avertit prudemment l’orateur sacré de se mettre en garde contre cette manière d’agir qui sied mieux à des courtisans et aux personnes qui sont animées de l’esprit du monde, qu’à des religieux et à des hommes animés de l’esprit de Dieu, et qui convient plutôt à des hommes politiques, comme on les appelle, qu’à des gens qui font profession de simplicité évangélique. Il en est de même de la liberté pleine de légèreté avec laquelle dans le commerce ordinaire de la vie, on se permet, sous prétexte de certaine gaîté et d’enjouement, de mêler à sa conversation des paroles et des récits bouffons ou ridicules et des historiettes propres à faire rire, dans le but de captiver ainsi dans ces entretiens familiers l’attention de ses amis et des grands. Liv. II, cap. 16). » Ainsi s’exprimait cet auteur bien capable de former l’orateur chrétien, et bien digne de se trouver entre les mains de tous ceux qui se disent tels. (Note de Horstius.)
source: http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/index.htm