On the Conversion of Clerics | Bernard of Clairvaux (ca. 1122)

SERMON OU LIVRE DE SAINT BERNARD, ABBÉ AUX PRÊTRES, SUR LA CONVERSION.

Sommaire

CHAPITRE I. Nul ne peut se convertir au Seigneur s’il n’est prévenu de la volonté de Dieu et appelé de lui intérieurement.

CHAPITRE II. La voix de Dieu se fait entendre de tous les hommes et les traduit malgré eux, au tribunal de leur propre conscience.

CHAPITRE III. Il nous est facile, en nous examinant, de découvrir nos défauts secrets. Les courts moments de la volupté laissent une longue amertume dans l’âme.

CHAPITRE IV. Le pécheur est l’ennemi de son corps autant que de son cime, il ne se reconnaît que quand il n’est plus temps de faire pénitence.

CHAPITRE V. Il est bon de sentir dans cette vie le ver rongeur de la conscience alors qu’on peut encore le faire périr.

CHAPITRE VI. Peinture des difficultés de la conversion, des luttes réservées au pécheur qui entreprend de faire pénitence, et de la conjuration des sens avec la volonté contre sa raison.

CHAPITRE VII. Consolation d’une âme qui reconnaît sa misère.

CHAPITRE VIII. Le plaisir des sens et les voluptés charnelles sont vaines, trompeuses et passagères.

CHAPITRE IX. C’est en vain que le pécheur recherche les ténèbres et le mystère; car il est sous les yeux des démons qui seront ses accusateurs, des anges qui rendront témoignage contre lui, et de Dieu qui le jugera.

CHAPITRE X. Pour faire son salut, il ne suffit point d’éviter le mal, il faut encore faire le bien.

CHAPITRE XI. Ceux qui travaillent  à se convertir sont tentés plus violemment par leurs anciens vices et courent risque de se perdre; le moyen d’éviter ce malheur se trouve dans une salutaire douleur.

CHAPITRE XII. Comment il faut amener par la douceur la volonté à aimer et à désirer les choses du ciel.

CHAPITRE XIII. Soulagement que trouve un pécheur converti dans les admirables douceurs de la piété et dans les délices de la vie spirituelle.

CHAPITRE XIV. Dans les satisfactions terrestres, la satiété ne va jamais sans le dégoût ; mais plus on goûte les délices du ciel, plus on désire les goûter.

CHAPITRE XV. Le moyen de purifier la mémoire des souvenirs d’une vie criminelle, c’est de s’en remettre avec une pleine et entière confiance à la miséricorde de Dieu, qui en accorde le pardon.

CHAPITRE XVI. Pour obtenir que Dieu ait pitié de nous, il faut que nous commencions par en avoir nous-mêmes pitié, puis que nous ayons pitié des autres.

CHAPITRE XVII. On doit purifier sans relâche les yeux de son âme pour pouvoir jouir de la vue de Dieu.

CHAPITRE. XVIII. C’est avec raison qu’on donne le nom d’enfants de Dieu aux hommes pacifiques.

CHAPITRE XIX. Blâme sévère adressé aux ambitieux qui ont l’audace de s’immiscer sans en être dignes dans l’exercice des fonctions saintes.

CHAPITRE XX. Paroles pleines de véhémence de saint Bernard contre la vie dissolue et l’incontinence des clercs.

CHAPITRE XXI. Douce exhortation à la pénitence.

CHAPITRE XXII. Le devoir d’un bon pasteur est d’instruire son troupeau et de ne pas craindre d’être persécuté pour la justice.

Haut du document

SERMON OU LIVRE DE SAINT BERNARD, ABBÉ AUX PRÊTRES, SUR LA CONVERSION.
 

AVERTISSEMENT SUR L’OPUSCULE SUIVANT.
 

Le troisième traité a eu plusieurs titres. Dans la première édition qui en fut faite à Spire en 1501, il est intitulé: Traité de la conversion, aux écoliers; et n’est pas divisé en chapitres. Dans les éditions de 1520 il a pour titre Sermon sur la conversion, aux clercs, et ce titre nous parait être le véritable, attendu que saint Bernard lui-même l’appelle « un sermon », au n. 31, où il dit: « Je vous ai fatigués par la longueur de ce sermon, etc. » Quelques manuscrits portent : Au clergé de Paris ; l’Exorde de Cîteaux est favorable à ce titre; on lit en effet au livre III de la Vie de saint Bernard, chapitre XIII : « Une autre fois l’homme de Dieu, Bernard, se trouvant à Paris, fut invité, comme c’était la coutume, par les écoliers de cette ville, à visiter leurs classes. Il leur parla sur la forme de la vraie philosophie et les engagea à mépriser le monde, etc. » Geoffroy rapporte la même chose livre IV, n. 10, de la Vie de saint Bernard. « Notre saint père abbé voyageant un jour dans le territoire de Paris, l’évêque Etienne et tous ceux qui se trouvaient également présents, le conjurèrent instamment de venir dans leur cité; mais ne purent l’obtenir. Il évitait, en effet, avec le plus grand soin toutes les réunions publiques, à moins que des raisons importantes ne le contraignissent de s’y trouver. Un soir donc, il avait réglé sa route pour le lendemain et se proposait d’aller d’un autre côté; cependant, dès que le jour parut, sa première parole aux religieux qui l’accompagnaient fut pour leur dire: Allez prévenir l’évêque que nous irons à Paris, comme il nous l’a demandé ! Les clercs, qui avaient la coutume de le prier de leur faire entendre la parole de Dieu, se réunirent en très-grand nombre autour de lui. Tout à coup trois d’entre eux, touchés de componction, abandonnent leurs vaines études pour se vouer au culte de la seule vraie sagesse, renoncent au siècle et s’attachent aux pas du serviteur de Dieu, etc. » Ce sermon contre les clercs est grave et pathétique; il s’adresse à ceux qui ambitionnent les dignités ecclésiastiques, et se présentent aux ordres sacrés avec témérité. Nous avons conservé la division par chapitres telle que nous la trouvons dans les éditions de 1520.

CHAPITRE I. Nul ne peut se convertir au Seigneur s’il n’est prévenu de la volonté de Dieu et appelé de lui intérieurement.

1. C’est, je crois, pour entendre la parole de Dieu que vous vous “êtes réunis ici, car je ne vois point quel autre motif aurait pu produire chez vous cet empressement et ce concours. J’applaudis à ce désir et me réjouis d’un zèle si louable, car il est dit: « Bienheureux ceux qui entendent la parole de Dieu, mais s’ils la gardent fidèlement (Luc., XI, 28). » Bienheureux ceux qui n’oublient pas les commandements du Seigneur, mais s’ils s’en souviennent pour les mettre en pratique (Psalm., CII, 18) ; car il a les paroles de la vie éternelle, et l’heure approche sans cesse — que n’est-elle déjà venue? — où les morts entendront sa voix et où ceux qui l’auront entendue auront la vie (Joan., V. 25). Mais le moyen d’avoir la vie, c’est de faire sa volonté : bien plus, voulez-vous que je vous l’apprenne, c’est dans sa volonté qu’est notre conversion. En effet, entendez-le vous dire lui-même: « Est-ce que ma volonté est que l’impie meure, n’est-elle pas plutôt qu’il se convertisse et qu’il vive (Ezéch., XVIII, 23) ? » Il résulte de ces paroles avec une entière évidence qu’il n’y a de vraie vie pour nous que si nous nous convertissons; nous n’avons même pas d’autre moyen d’arriver à la vie, puisque le Seigneur a dit: « Si vous ne vous convertissez point et si vous ne devenez semblables à de petits enfants, vous n’entrerez point dans le royaume des cieux (Psalm., XVIII, 3). » Il a bien raison de nous dire que les enfants seuls y parviennent, puisqu’ils y sont conduits par un petit enfant qui n’est venu au monde et ne nous a été donné que pour cela. Je la cherche donc, cette voix qui se fasse entendre des morts afin qu’ils vivent quand ils l’auront entendue; d’ailleurs peut-être bien ai-je à parler ici à des morts. En attendant, il se présente à ma pensée un mot aussi court que rempli de sens, c’est un prophète du Seigneur qui l’a prononcé : « Vous avez dit, le prophète s’adressait sans doute alors à Dieu, vous avez dit: Enfants des hommes, convertissez-vous (Jerem., III, 14). » En vérité, il n’est rien de plus juste que de prêcher la conversion aux enfants des hommes, car si elle est nécessaire, c’est bien aux pécheurs; quant aux esprits célestes, ce qui leur est recommandé de préférence, c’est de se répandre en cantiques de louanges, comme cela convient aux coeurs purs, toujours selon le Prophète, qui dit: « Louez votre Dieu, sainte Sion (Psalm. CXLVII 1). »

2. D’ailleurs, à mon avis, le mot du Prophète : «Vous l’avez dit,» n’est pas de ceux sur lesquels on peut passer légèrement et entendre sans s’y arrêter. Car qui oserait comparer aux paroles de l’homme celle qu’on attribue à Dieu? « La parole de Dieu, on n’en saurait douter, est vivante et efficace (Hebr., IV, 12), sa voix pleine de magnificence et de force (Psalm. XXvitt, 4, il n’a fait que parler et tout a été fait (Psalna. CLXVIII, 5); il a dit : Que la lumière soit, et la lumière fut (Gen., 1, 7); il a dit encore : Convertissez-vous, enfants1des hommes (Psalm. 1.XXXlx, 3), » et les enfants des hommes se sont convertis. Vous voyez donc que notre conversion est l’eeuvre de la voix de Dieu et non pas celle de la voix de l’homme. Simon, fils de Jean, devenu pêcheur d’hommes en vertu de la vocation et de l’ordre exprès du Seigneur, travaillera néanmoins inutilement toute une nuit et ne pourra remplir ses filets d’une multitude de poissons que lorsqu’il l’aura jeté à la mer sur la parole même du Seigneur. Dieu veuille qu’aujourd’hui, moi aussi, je jette, à sa voix, le filet de la parole de Dieu et que je voie s’accomplir ce qui est écrit: « Voici qu’il donnera la force à sa voix (Psalm. LXVII, 14). » Si mon langage n’est pas celui de la vérité, ne l’attribuez qu’à moi, de même que vous pourrez reconnaître que ma parole est ma parole, et non point celle de Dieu, si par hasard je recherche mon intérêt en vous parlant et non point celui de Jésus-Christ. Mais après tout, quand même je n’annoncerais que les justices de Dieu et que je ne rechercherais que sa gloire, ce n’en est pas moins à lui que nous devons demander et de lui seul que nous devons attendre qu’il donne à sa parole toute la vertu nécessaire. Aussi vous prierai-je de prêter une oreille attentive, l’oreille de votre coeur, à la voix de Dieu qui parle au dedans de vous, plutôt qu’à celle de l’homme qui ne vous parle qu’au dehors; car la voix de Dieu est pleine de force et de, magnificence, elle retentit au fond même des déserts, se fait entendre dans les endroits les plus secrets et réveille les âmes de leur engourdissement.

CHAPITRE II. La voix de Dieu se fait entendre de tous les hommes et les traduit malgré eux, au tribunal de leur propre conscience.

3. Et certes la difficulté n’est pas d’entendre la voix de Dieu, elle serait plutôt de fermer les oreilles à ses accents; car elle parle d’elle-même, d’elle-même elle s’insinue dans les âmes et ne cesse de frapper à la porte de nos coeurs : « Pendant quarante ans, dit le Seigneur, je me tenais auprès d’eux, répétant sans cesse: Leur coeur est égaré (Psalm. CXCIII, 10). » Eh bien, aujourd’hui encore il est auprès de nous, il nous parle, et peut-être aujourd’hui encore personne ne l’écoute; il dit toujours: « Leur coeur est égaré; » et la sagesse, maintenant encore, répète clans les carrefours: « Pécheurs, rentrez en vous-mêmes (Isa., XLVI, 8). » Ce sont, en effet, les premiers mots que le Seigneur fait entendre, et c’est par ces paroles que semblent avoir été prévenus tous ceux qui font un retour sur eux, non-seulement elles les rappellent à eux-mêmes, mais encore elles les ramènent et les contraignent de se considérer en face; car elles sont pleines, non-seulement de force et d’énergie, mais encore de lumière et d’éclat; et tandis qu’elles rappellent leurs péchés aux hommes, elles font pénétrer la lumière jusque clans les replis les plus secrets et les plus ténébreux de leur coeur. D’ailleurs, il n’y a aucune différence entre cette voix divine et la lumière qui l’accompagne, puisque le Fils de Dieu est en même temps le Verbe du Père et la splendeur de sa gloire. Il en est de même de l’âme, substance spirituelle, simple et dépourvue d’organes; il semble que tout entière elle entend et tout entière elle voit, s’il est permis de s’exprimer ainsi. En effet, que produisent sur elle cette voix du ciel et ce rayon divin? Ne la forcent-ils point à se connaître? n’ouvrent-ils point sous ses yeux le livre de sa conscience ? ne déroulent-ils point à ses regards la misérable trame c? e sa vie? ne lui retracent-ils point toute sa lamentable histoire? ne portent-ils point la lumière dans sa raison, et ne contraignent-ils point sa mémoire à revenir sur ses pas et à comparaître, en quelque sorte, à ses yeux? D’ailleurs, mémoire et raison sont moins des facultés de l’âme que l’âme elle-même, de sorte qu’elle est en même temps l’objet regardé et le sujet qui regarde ; que c’est devant elle-même qu’elle comparait; et que c’est à son propre tribunal que la traduisent ses propres pensées, qui remplissent alors comme l’office d’impitoyables appariteurs. Or je vous demande quel homme pourra entendre l’arrêt de ce tribunal sans une consternation profonde. « Mon âme, dit le Prophète du Seigneur, s’est vue et elle s’est troublée (Psalm. CXLIII, 4), » et vous vous étonneriez de ne pouvoir comparaître devant vous-mêmes, sans remords, sans trouble et sans confusion !

CHAPITRE III. Il nous est facile, en nous examinant, de découvrir nos défauts secrets. Les courts moments de la volupté laissent une longue amertume dans l’âme.

4. Vous n’espérez pas que je vous dise ce que clans votre mémoire votre raison peut trouver à juger et à condamner. Mais prêtez l’oreille à la voix qui parle au dedans de vous, repliez en vous-mêmes les regards de votre coeur, et vous apprendrez par votre propre expérience tout ce qui se passe en vous. « Car nul ne sait ce qu’il y a dans l’homme, que l’esprit même qui réside. en lui ( I Cor., II,11). » Si l’orgueil, l’avarice,  l’ambition ou tout autre mal semblable est parvenu à s’y cacher, il aura bien de la peine à échapper à cet examen : avez vous commis quelque fornication, des rapines, quelque acte de cruauté, des fraudes ou quelque autre mal, soyez sûr que le coupable n’échappera pas aux regards de ce juge intérieur et- ne pourra devant lui nier son forfait. Tout le plaisir d’une jouissance criminelle a pu ne durer qu’un moment, et l’enivrement de la volupté se calmer en un instant; mais dans sa mémoire, il en reste toujours des traces amères et de honteux vestiges. Elle est comme le réservoir ou plutôt comme le cloaque où s’écoulent et s’amassent toutes ces abominations et toutes ces immondices. Quel répertoire immense que celui où tout se trouve gravé avec le burin de la vérité même !… Un breuvage perfide a pu flatter mon palais par une trompeuse douceur, pendant le court instant de son passage, et maintenant son amertume consume mes entrailles, « le ventre me fait mal, puis-je dire dans ma douleur, le ventre me fait mal (Jérém., IV, 19), » comment une mémoire où tant de pourriture. se trouve amassée ne ferait-elle point entendre une plainte semblable? Quel est celui d’entre nous, mes frères, qui, voyant son vêtement, ce vêtement extérieur qui le couvre, sali de crachats immondes et souillé de mille ordures, n’en éprouverait une violente horreur, ne s’empresserait de le quitter et ne le rejetterait avec dégoût loin de lui? C’est ainsi que celui qui remarque de pareilles souillures, non pas sur son vêtement, mais sur lui-même que son vêtement recouvre, doit en éprouver dans son coeur une peine et une horreur d’autant plus vives que ce qui les cause, le touche de plus près. Il n’est pas aussi facile à une âme souillée de se quitter elle-même qu’à nous de quitter notre tunique. Enfin, quel est celui d’entre nous qui ait assez de patience et de vertu pour voir d’un oeil impassible son corps se couvrir tout à coup, comme nous lisons qu’il arriva à Marie, soeur de Moïse, des écailles blanches d’une lèpre affreuse, et pour louer Dieu malgré cela? Et pourtant qu’est-ce que ce corps, sinon le vêtement périssable de notre âme? Et cette lèpre qui ne s’attaque qu’à la chair, qu’est-elle aux yeux de tous les élus, sinon le châtiment d’une main paternelle qui veut purifier notre coeur? Mais où je vois le sujet d’une affliction profonde, et d’une trop juste ‘douleur, c’est lorsque, tiré enfin du malheureux sommeil de la volupté, on découvre en soi-même cette lèpre intérieure qu’on a pris tant de peine à se donner. Car s’il n’est personne qui soit ennemie de sa propre chair, cela doit être bien plus vrai encore de l’âme par elle-même.

CHAPITRE IV. Le pécheur est l’ennemi de son corps autant que de son cime, il ne se reconnaît que quand il n’est plus temps de faire pénitence.

5. Peut-être avez-vous été frappé de ce mot du Prophète: « C’est sa haïr son âme que d’aimer le péché (Ps. X, 6). » Eh bien, moi, je vous dis que c’est également haïr son corps. Ne le traite-t-il point avec haine, en effet, quand il accumule tous les jours pour lui les tourments de l’enfer, et lui amasse par son endurcissement dans le mal et son coeur impénitent des trésors de colère pour le jour des vengeances ? Il est vrai que c’est bien moins par l’intention que par les effets qu’on doit juger que le pécheur est ennemi de son corps autant que de son âme. On dit, par exemple, que le frénétique qui, pendant f assoupissement de sa raison cherche à se faire du mal, se montre ennemi de son corps. Or peut-il se voir frénésie plus terrible que l’impénitence du coeur, et la persévérance dans le péché? Ce n’est plus sur son corps que le malheureux porte une main violente, mais c’est sur son âme qu’il blesse et qu’il déchire. Vous est-il arrivé de voir un homme se gratter la main et ne cesser qu’après l’avoir mise en sang ? C’est l’image exacte de l’âme du pécheur. En effet, la douleur succède au plaisir, de même que la cuisson succède à la démangeaison. Cet homme savait bien qu’il en serait ainsi, mais il n’en tenait pas compte pendant qu’il se grattait. Voilà comment nous déchirons de nos propres mains nos malheureuses âmes et les chargeons de plaies, avec cette différence pourtant que le mal que nous leur faisons est d’autant plus grave qu’étant des êtres spirituels, elles sont d’une nature plus excellente, et que les blessures qui leur sont faites sont plus difficiles à guérir. Il est vrai qu’en agissant ainsi nous cédons moins à un sentiment de haine pour notre âme que nous ne sommes victimes d’une sorte de stupeur qui a engourdi notre coeur. En effet, répandu au dehors, ce cour ne sent même plus le mal intérieur qui le ronge; au lieu d’habiter en lui-même, il a établi sa demeure ou dans notre ventre ou même plus bas encore ; il y en a même dont le coeur est tout entier dans les plats ou dans les coffres-forts, selon ce qu’a dit le Maître : « Votre coeur est où se trouve votre trésor ( Matth., VI, 21). Faut-il s’étonner ensuite que notre âme ne sente pas son mal, alors que s’oubliant elle-même et constamment hors d’elle, elle court dans de lointains pays? Mais un jour viendra où, rentrée en elle-même, elle reconnaîtra quelle fut sa cruauté de s’éventrer de ses propres mains dans l’espérance d’une misérable proie. Mais elle ne ai. pouvait le sentir tant que, captivée par l’insatiable désir de s’emparer d’une proie comparable à de vils moucherons, elle semblait, à l’exemple de l’araignée, tirer de ses propres entrailles la trame qui devait l’en mettre en possession.

6. Mais enfin elle rentrera certainement en elle-même, ne serait-ce qu’après la mort, alors que se fermeront pour elle, toutes les issues des sens par lesquelles elle se répandait au dehors, à la poursuite de la figure du monde qui ne fait que passer. Il faudra bien qu’elle demeure en elle-même, puisqu’elle n’aura plus aucune issue pour en sortir. Mais ce sera pour elle un retour bien funeste, et le commencement d’un malheur sans fui, puisque, toujours capable de regret, elle ne le sera plus de pénitence. Du moment, en effet, que le corps n’existe plus, il n’y a plus d’action, il ne peut plus y avoir de satisfaction. C’est même dans le regret que gît la douleur, car pour la pénitente elle en est le remède. Enfin, celui qui n’a plus de mains ne saurait plus élever vers le ciel ses mains et son coeur. Or quiconque avant sa dernière heure ne sera pas rentré en soi-même , devra y demeurer ensuite toute une éternité. Mais en quel état sera-t-il? Dans l’état où il se sera mis lui-même pendant cette vie, et dans lequel il se trouvait à sa mort, peut-être même dans un état pire encore; car pour devenir meilleur, jamais: il reprendra bien un jour ce corps qu’il laisse maintenant sur la terre, ce ne sera pas pour faire pénitence, mais pour subir son châtiment. Dès lors la condition de la chair paraîtra la même que celle du péché, en sorte que de même que le péché pourra être toujours puni sans jamais pouvoir être expié, ainsi le corps ;a pourra toujours souffrir sans pouvoir jamais être anéanti par la souffrance. C’est justice après tout que le châtiment soit éternel là oit la faute est à jamais ineffaçable; la chair ne cessera donc point d’exister, pour que ses tourments ne finissent point non plus qu’elle. Mes frères, quiconque tremble à la pensée de ces malheurs travaille à s’en garantir; ceux qui les méprisent y tombent.

CHAPITRE V. Il est bon de sentir dans cette vie le ver rongeur de la conscience alors qu’on peut encore le faire périr.

7. Pour revenir donc à la parole qui fut notre point de départ, il est incontestablement de notre intérêt « de rentrer en nous-mêmes, » puisque c’est là que nous trouverons la voie par laquelle Celui qui rappelle les pécheurs avec tant d’empressement veut nous conduire au salut. Mais en attendant n’allons pas nous plaindre de ressentir au fond de notre conscience les morsures du ver qui la ronge, et prenons garde qu’une dangereuse délicatesse et une mollesse pernicieuse ne nous fassent fermer les yeux sur le mal qui nous consume. C’est un très-grand bien de sentir les piqûres de ce ver pendant qu’il est possible encore de l’étouffer. Qu’il nous ronge donc maintenant afin qu’il meure, et que pour nous avoir trop mordus il cesse enfin de nous mordre. Oui ! qu’il ronge maintenant notre pourriture et, qu’en la rongeant, il la consume afin qu’il soit lui-même consumé au lieu d’être ménagé pour l’éternité. « Le ver des réprouvés, est-il dit, ne mourra point et leur feu ne s’éteindra pas (Isa., LXVI, 24). » Qui est-ce qui pourra supporter alors ses morsures? Maintenant du moins bien des consolations tempèrent les remords d’une conscience coupable; c’est un Dieu bon qui ne souffre pas que nous soyons tentés au delà de nos forces, ni que le ver du remords nous torture outre mesure; un Dieu qui, surtout dans les premiers moments de notre conversion, fait couler sur nos plaies l’huile de sa miséricorde et ne nous laisse soupçonner, qu’autant que notre bien le demande, la gravité de notre mal et la difficulté de le guérir. Il semble même plutôt faire briller à nos yeux l’espoir souriant d’une guérison facile, et quand cette espérance s’évanouit, déjà nous avons assez exercé nos forces, de sorte que si, par hasard, la lutte nous est offerte, ce n’est pour nous qu’une occasion de vaincre et d’apprendre que rien n’est fort comme la sagesse. Mais en attendant, celui qui a eu le bonheur d’entendre cette parole du Seigneur : « Pécheurs, rentrez en vous-mêmes (Isa., XLVI, 8), » et qui a découvert tant de choses immondes dans la maison de son coeur, se met en devoir de reconnaître toutes les crevasses et les ouvertures par lesquelles elles ont pu y pénétrer, et, pour peu qu’il se donne la peine de regarder avec soin, il ne lui sera pas difficile d’en découvrir quelqu’une, beaucoup même. Sa douleur n’est pas petite quand l’examen auquel il s’est livré l’a convaincu que c’est par les fenêtres mêmes de la maison que le mal y est entré. Un effet, que de souillures il voit n’ayant d’autre source que la licence de ses regards; combien d’autres sont nées de la curiosité de ses oreilles. coins bien enfin proviennent des jouissances de l’odorat, du goût et du toucher ? Je ne parle pas des vices qui tiennent à l’esprit,         dont j’ai dit un mot plus haut, il est encore trop charnel pour en découvrir aisément la nature. C’est même ce qui fait qu’il est moins ou même qu’il n’est pas du tout ému par les fautes les plus graves et que les péchés d’orgueil ou d’envie le touchent moins que la pensée de ses actions honteuses ou perverses.

CHAPITRE VI. Peinture des difficultés de la conversion, des luttes réservées au pécheur qui entreprend de faire pénitence, et de la conjuration des sens avec la volonté contre sa raison.

8. Mais voici qu’une voix se fait encore entendre du ciel : « Pécheur, renonce au péché. » C’est qu’en effet il faut qu’il en soit ainsi. Quand le cloaque déborde et remplit la maison d’une infection insupportable, il est inutile que vous cherchiez à le vider tant que vous permettrez à de nouvelles immondices d’y couler; ainsi est-ce en pure perte que vous faites pénitence tant que vous ne cessez pas de pécher. En effet, comment approuver les mortifications de ces gens « qui jeûnent en se préparant aux procès et qui méditent le mal au moment même où ils se frappent la poitrine (Isa., LVIII, 4) ? » Ils ne renoncent ni à leurs volontés, ni à leurs voluptés : « Non, ce n’est pas là le jeûne de mon choit, dit le Seigneur (Ibid., 5).» Commencez donc par fermer vos fenêtres, mettez de fortes serrures à vos portes, boucliez soigneusement toutes les ouvertures, et après cela, quand de nouvelles immondices ne viendront plus s’ajouter aux premières, vous pourrez commencer à vous débarrasser des anciennes. Le pécheur encore étranger aux exercices de la vie spirituelle se figure qu’il est bien facile de faire ce qu’on lui dit. Qui peut, en effet, dit-il, m’empêcher de commander à mes sens? En conséquence, il condamne le ventre à la tempérance et au jeûne; les oreilles à demeurer fermées « aux paroles sanguinaires du scandale (Isa., XXXIII, 15); » les yeux à détourner leurs regards de tout ce qui est vanité; les mains à se fermer à l’avarice et à ne s’ouvrir que pour l’aumône; peut-être même leur impose-t-il l’obligation d’un travail pour les détourner de l’injustice, selon le précepte de l’Ecriture : « Que celui qui volait ne vole plus; mais plutôt qu’il emploie ses mains à un travail honnête, afin de se procurer de quoi soulager l’indigent (Eph., IV, 28). »

9. Mais tandis qu’il intime ainsi ses ordres à ses membres et fait connaître à chacun d’eux en particulier ses résolutions, ils couvrent tout à coup sa voix et s’écrient tous ensemble: Qu’est-ce que toutes ces nouveautés signifient? Prétends-tu nous asservir à tes caprices? Mais il se trouvera bien quelqu’un pour s’élever contre ces ordres nouveaux et pour protester contre ces lois nouvelles. — Qui sera-ce ? répond le pécheur. — Mais eux: Ce sera, ne t’en déplaise, cette paralytique qui gît maintenant au fond de ta maison, tourmentée de souffrances atroces. Tu nous as faits depuis longtemps ses esclaves, et nous as prescrit, l’aurais-tu oublié? d’être aux ordres de tous ses désirs. — A ces mots, le malheureux pécheur pâlit, il est confondu et ne sait plus que répondre; son esprit est dans la plus grande anxiété. Les sens alors se rendent sans retard auprès de leur infortunée souveraine pour lui faire des plaintes sanglantes contre leur maître et lui dénoncer ses ordres cruels. La bouche se plaint d’être traitée avec parcimonie et privée désormais de toutes les douceurs de la bonne chère; les yeux déplorent de se voir condamnés aux larmes et à la retenue. Pendant qu’ils continuent sur ce ton, la volonté se dresse sur sa couche, et, dans un accès d’un violent emportement, s’écrie: Est-ce un songe, ce que vous me dites n’est-il point une fable? Au même instant la langue, saisissant l’occasion qui lui est offerte, fait entendre aussi sa plainte: Il n’est, dit-elle, rien de plus vrai que ce que vous venez d’entendre et moi-même je me vois interdire les fables et les mensonges, je ne dois plus désormais faire entendre que des paroles sérieuses, et même n’en plus dire que d’absolument nécessaires.

10. La volonté s’élance alors comme une vieille femme en furie; out la bliant toutes ses infirmités, elle s’avance les cheveux en désordre, les vêtements déchirés et le sein nu; de ses ongles elle met ses blessures en sang, ses dents grincent, elle frémit de rage, et l’air même est empesté de son haleine empoisonnée. Gomment la raison du pécheur, s’il lui en reste encore une ombre, ne serait-elle pas confondue en voyant la malheureuse volonté accourir à sa rencontre et fondre sur elle ? — Voilà donc, s’écrie l’autre, voilà donc ta fidélité à nos engagements? Voilà comme tu compatis à mes affreuses souffrances? Ne viens-tu pas au contraire mettre le comble à mes maux et à ma douleur? Il te semblait peut-être que l’apanage qui m’est échu était excessif et qu’il fallait le réduire; mais que me restera-t-il si tu m’arraches cet homme ? Tu ne m’avais laissé que lui pour m’assister dans les maux où je languis, et tu te. rappelles sans doute comment furent réglés les soins qu’il devait me rendre. Il peut se faire que maintenant tu sois guérie du triple mal qui me consume, mais moi je ne le suis point; je n’ai pas cessé d’être tourmentée par la volupté, par la curiosité et par l’ambition je ne suis plus qu’une plaie de la plante des pieds au sommet de la tête. Voilà pourquoi, s’il faut te rappeler nos conventions, les organes fines du goût et de la génération m’ont été abandonnés pour satisfaire la volupté; les pieds, avec leur facilité à se porter partout, et les yeux, avec leurs regards sans retenue, m’ont été livrés pour contenter la curiosité; la langue et les oreilles ont été mises à ma disposition pour servir la vanité, celles-ci recueillent l’huile délicieuse des pécheurs qu’on verse sur ma tête, et celle-là supplée à l’insuffisance des louanges qu’on m’adresse; car c’est pour moi un immense plaisir de m’entendre louer par les autres et, dans l’occasion, de faire moi-même aux autres mon propre éloge; je n’ai pas de plus constant désir que de m’entendre louer par la bouche d’autrui, et même par ma propre bouche : c’est un mal auquel en particulier ton propre génie n’est pas sans fournir lui-même de nombreux aliments. Quant aux mains, comme elles sont aptes à se mouvoir dans tous les sens, elles n’ont point été mises à ma disposition pour une seule sorte de services, mais elles prêtent tour à tour, leur ministère, avec un zèle assez soutenu, soit à la vanité, soit à la curiosité, soit à la volupté. Voilà comment les choses ont été réglées, et cependant tous les sens réunis n’ont jamais pu me donner en un seul point une satisfaction complète, attendu que l’œil n’est jamais rassasié de voir ni l’oreille d’entendre; je voudrais parfois que le corps tout entier fût oeil pour voir, ou que tous les sens devinssent autant de bouches. Et toi, tu veux me ravir le peu de consolation qui me reste et que je mendie, quel qu’il soit, comme une grâce! — A ces mots, s’éloignant indignée et furieuse, elle continue en ces termes: Mais je te tiens toujours et te tiendrai longtemps encore.

11. Cependant toutes ces luttes font ouvrir les yeux à la raison, et hic., montrent enfin la difficulté de son entreprise ; alors s’évanouit la facilité qui l’avait d’abord séduite. Elle voit que la mémoire est remplie de choses T immondes et qu’une foule d’impuretés y affluent de tous côtés: elle s’a perçoit qu’il ne lui est plus possible de fermer tout à fait ses fenêtres à la mort, et que la volonté, quelque languissante qu’elle soit, domine encore en reine malgré ses plaies dont le pus se répand partout. L’âme enfin se voit toute couverte de souillures et reconnaît qu’elles ne lui viennent point d’ailleurs que de son propre corps et d’elle-même, car elle n’est autre que la mémoire, qui est couverte de ces impuretés et la volonté qui les produit; en un mot, elle est en même temps raison, mémoire et volonté. Or en ce moment, la raison, comme amoindrie, paraît en quelque sorte frappée d’aveuglement, puisqu’elle n’a pas su voir ces choses, et d’impuissance, puisque maintenant qu’elle les voit elle ne peut di plus y porter remède; quant à la mémoire, elle est elle-même toute pleine p, d’impuretés et d’infection; pour ce qui est de la volonté, elle se trouve frappée de langueur et couverte de plaies horribles. Et, pour que rien n’échappe dans l’homme, son corps lui-même est dans un état de révolte, ses sens sont comme autant de fenêtres par lesquelles la mort entre dans son âme, et de portes incessamment ouvertes au plus affreux désordre.

CHAPITRE VII. Consolation d’une âme qui reconnaît sa misère.

12. Que l’âme donc qui se trouve en cet état, prête l’oreille et entende avec un étonnement mêlé d’admiration la voix de Dieu même qui lui dit: «Heureux les pauvres d’esprit, parce que le royaume des cieux est à eux (Malth., V, 3). » Or, où trouver un pauvre d’esprit plus pauvre que celui qui n’a pas en lui où goûter un instant de repos, ni où reposer sa tête? C’est encore là un dessein de la bonté céleste que l’homme qui se déplait à lui-même plaise à Dieu, et que celui qui hait la maison de son âme, parce qu’il la trouve pleine de souillures et d’immondices, se trouve excité à rechercher cette demeure glorieuse que les hommes n’ont point bâtie de leurs mains, et qui doit durer éternellement. Je ne m’étonne pas que le pécheur soit comme interdit d’admiration à la vue d’une si grande bonté, qu’il en croie à peine ses oreilles, et que, dans son saisissement, il s’écrie : « Est-il donc croyable que le bonheur de l’homme soit le fruit de sa misère? » N’en doutez pas, qui que vous soyez qui vous récriez de la sorte, s’il n’est pas le fruit de la misère, ce l’est du moins de la miséricorde, qui ne saurait se produire si la misère ne lui ouvre les voies. Après tout, le bonheur peut. bien être aussi le fruit propre de la misère, si l’humiliation produit l’humilité, et si on fait de nécessité vertu. «Mon Dieu, dit le Prophète, vous tenez en réserve pour votre héritage une pluie que vous laissez tomber selon votre bon vouloir. Il était épuisé, mais vous l’avez remis en état (Ps. LXXII, 10). » Le mal est du moins bon à nous faire rechercher le médecin, et j’estime bienheureux le malade que Dieu même se charge de rendre à la santé. Mais, comme on ne saurait régner dans les cieux si on n’a commencé à régner sur la terre, et comme on ne peut aspirer au royaume de Dieu tant qu’on n’a pas obtenu l’empire sur ses propres sens, la voix de Dieu continue en disant: « Bienheureux ceux qui sont doux, parce qu’ils auront la terre pour l’héritage (Matth., V, 4). » C’est comme si elle disait en termes plus clairs et plus formels : Adoucissez les mouvements indomptés de votre volonté et essayez d’apprivoiser cette bête féroce. Vous êtes lié maintenant, efforcez-vous de délier ce qu’il ne vous est pas possible de rompre: c’est votre Eve, la contraindre par la violence ou lutter ouvertement contre elle sera toujours au-dessus de vos forces.

CHAPITRE VIII. Le plaisir des sens et les voluptés charnelles sont vaines, trompeuses et passagères.

13. Alors, le pécheur respirant un peu à ces paroles et trouvant aussi, en y réfléchissant, ce parti plus facile, s’avance, bien qu’avec un certain embarras, et essaye de calmer cette vipère furieuse. Il s’en prend d’abord aux jouissances charnelles et reproche aux consolations d’un monde frivole d’être mesquines, peu dignes de l’homme, d’avoir d’ailleurs bien peu de durée, et finalement d’être toujours funestes à ses partisans. puis, s’adressant à la volonté : Avoue, lui dit-il, il te serait d’ailleurs bien difficile de soutenir le contraire, avoue que ce misérable et inutile serviteur n’a jamais pu, malgré toute sa bonté, te procurer une entière satisfaction, même dans les plus petites choses. Ainsi le plaisir du goût, auquel on sacrifie tant de nos jours, réside dans un espace large à peine de deux doigts; or quelles peines n’en coûte-t-il pas pour procurer de bien faibles jouissances à un si petit organe! Et quels maux ces jouissances n’entraînent-elles pas après elles? Les reins et les épaules prennent un développement monstrueux, le ventre se charge de graisse et s’arrondit, on dirait une grossesse, mais le fruit qu’il porte est un fruit de mort; enfin les os n’ont plus la force de soutenir le poids des chairs qui les recouvrent, de là tout le cortége des maladies. Il en est de même de- l’enivrement de la luxure; que de peines, que de sacrifices il en coûte pour la satisfaire, sans parler encore du sacrifice a, de la réputation, de l’honneur ou même de la vie qu’elle entraîne quelquefois, et cela pour stimuler, à la vapeur sulfureuse des passions, la nos sens déjà trop éveillés, et pour laisser ensuite, comme la bourdonnante abeille, son dard pénétrant et tenace dans le coeur où elle a commencé par distiller un miel d’une perfide douceur. Ses désirs sont pleins de trouble et d’anxiété; ses actes sont la turpitude et l’ignominie même, et ses conséquences, le remords et la honte.

14. Et puis encore, dites-moi, je vous prie, quels avantages le corps retire-t-il de tous ces vains spectacles, et, à votre avis, quel bien procurent-ils à l’âme ? Vous ne trouverez certainement rien dans l’homme qui recueille quelque profit de la curiosité. C’est un plaisir aussi vain et frivole que puéril, et je ne sais pas si on peut souhaiter rien de pire à un homme curieux, que de jouir constamment de ce à quoi il aspire le plus, car il ne saurait trouver de satisfaction dans un spectacle paisible et durable, il faut à sa curiosité un aliment qui change sans cesse. C’est bien ce qui prouve qu’il n’y a aucune jouissance véritable dans toutes ces choses, puisqu’elles ne charment que par leur succession. Quant à la vanité des vanités,            son nom seul indique assez qu’elle n’est rien par elle-même. C’est donc en pure perte qu’on se donne du mal pour satisfaire la vanité. O gloire, ô gloire, dit un Sage entre mille, tu n’es rien va de plus qu’un vain bruit qui remplit notre oreille !… Et pourtant que de malheurs naissent, je ne dirai pas de cette heureuse vanité, mais de ce vain bonheur! C’est d’abord l’aveuglement du coeur, selon cette parole des saintes Lettres: « O mon peuple, ceux qui t’appellent bienheureux t’induisent en erreur (Isa., III, 12). » Puis les animosités avec leurs emportements et leurs fureurs , les soupçons avec leurs inquiétudes et leurs peines, l’envie avec ses cruels tourments, la haine , qui se consume dans des supplices plus affreux encore que dignes de pitié; l’amour insatiable des richesses, qui cause à l’âme plus de tourments par les désirs que de satisfaction par la jouissance : car il en coûte bien des peines pour les acquérir, on ne les possède pas sans inquiétude et on ne les perd qu’avec une foule de regrets. D’ailleurs, là où il y a beaucoup de richesses, il y a beaucoup de gens qui les consomment (Eccl., V. 10); » la jouissance est pour les autres, les riches n’en ont due les titres et les embarras. Au milieu de tout cela, pour si peu, que dis-je, pour ces véritables riens, ne faire aucun cas de la gloire que l’oeil de l’homme n’a pas vue, dont son oreille n’a jamais entendu le récit et que son coeur n’a jamais pu concevoir, mais que Dieu ménage à ceux qui l’aiment, non ce n’est pas seulement manquer de bon sens, c’est avoir perdu la foi.

15. Après tout, je comprends que ce monde, qui est tout entier dans le mal, trompe par de vaines promesses des âmes oublieuses de leur noblesse originelle et de leur vraie condition; au point de n’avoir pas honte .e d’être employées à la garde des pourceaux dont elles partagent les grossiers appétits sans pouvoir en partager la triste nourriture. Autrement, en effet, comment expliquer dans une créature si excellente, destinée à partager la gloire et l’éternelle félicité du Dieu qui l’a créée d’un souffle de sa bouche, qui l’a faite à son image, rachetée de son sang, enrichie du don de la foi et adoptée enfin par son Esprit, une telle faiblesse et une abjection si profonde qu’elle puisse, sans rougir, se sentir misérablement esclave d’un corps et de sens voués à la corruption? C’est justice d’ailleurs qu’elle ne puisse les dominer, puisqu’elle a quitté un pareil Époux pour s’attacher à ces indignes adorateurs: oui, il est juste qu’elle soupire maintenant après la nourriture des pourceaux que pourtant personne ne lui donnera, puisqu’elle a mieux aimé faire paître ces vils animaux que de rester assise à la table de son père. Quelle folie, en vérité, que de prendre la peine de nourrir une femme stérile, dont on ne peut espérer d’enfants un jour, et de refuser tonte assistance à une veuve, de négliger le soin de son âme et de céder à toutes les fantaisies du corps, de choyer et d’engraisser une chair vouée à la corruption et qui ne peut manquer de devenir la pâture des vers! Quant au culte de Mammon, à l’amour des richesses, cette véritable idolâtrie , cette poursuite de la vanité, qui ne sait qu’il est la marque d’une âme dégénérée.

16. Je veux bien qu’il y ait de la grandeur et de la gloire dans les avantages que le monde semble momentanément prodiguer à ses partisans; ré qui ne voit qu’ils n’ont rien de solide? Il est bien certain, en effet, qu’ils seront de courte durée; mais ce qui l’est moins, c’est la limite même de cette durée; souvent nous les perdons pendant la vie, et jamais, ne dis pas rarement, jamais ils ne nous accompagnent après la mort. Or qu’y a-t-il pour l’homme de plus certain que la mort, et de plus incertain que l’heure même de la mort ? Elle n’a pas plus de pitié pour le pauvre que de respect pour le riche ; elle n’a de considération ni pour la naissance, ni pour les moeurs ni même pour l’âge, ou si elle fait quelque différence pour l’âge, c’est en venant s’asseoir à la porte des vieillards, tandis qu’elle ne tend encore que des piéges sous les pas des jeunes gens. Je trouve donc bien à plaindre ceux qui, dans les sentiers obscurs et glissants de cette vie, s’engagent avec confiance dans des soins superflus et ne voient pas que la vie, comme une vapeur légère qui passe en un moment, n’est que la vanité des vanités. Vous avez enfin obtenu cette dignité, par exemple, que vous ambitionnez depuis si longtemps, conservez-la avec soin. A force d’économie, vous avez rempli vos coffres, employez tous vos soins à ne rien perdre. Vos champs promettent d’abondantes moissons, abattez vos greniers pour en construire de plus grands; enfin bâtissez sur des plans nouveaux, remplacez les ronds par des carrés et puis dites-vous à vous-mêmes : Me voilà abondamment pourvu de tout maintenant et pour bien des années…. Et voilà qu’une voix va vous dire : « Insensé, cette nuit même on va te redemander ton âme; pour qui seront tous ces biens que tu as amassés (Luc., XII, 20) ? »

17. Et plaise au ciel qu’il n’y eût que ces richesses de perdues, et que celui qui les a amassées ne se perde pas plus tristement encore! Il serait certainement moins cruel d’avoir travaillé en pure perte que pour sa propre perte. Mais non, « la solde du péché est la mort (Rom., VII, 23) et celui qui sème dans la chair ne recueillera que la corruption (Galat., L, VII, 8) ; » car nos œuvres ne passent point, comme il semble qu’elles de; passent, mais semées dans le temps elles germeront dans l’éternité. L’insensé sera frappé de stupeur en voyant qu’une si petite graine a produit une pareille moisson, bonne ou mauvaise, selon que celui qui l’a semée l’aura choisie bonne ou mauvaise elle-même. L’homme qui se nourrit de ces pensées ne regarde jamais un péché comme peu de chose, car ce qu’il voit, c’est moins la semence qu’il jette que la moisson qui doit en naître un jour.

CHAPITRE IX. C’est en vain que le pécheur recherche les ténèbres et le mystère; car il est sous les yeux des démons qui seront ses accusateurs, des anges qui rendront témoignage contre lui, et de Dieu qui le jugera.

18. Les hommes sèment donc, même sans le savoir: ils sèment quand ils enveloppent d’un voile leurs mystères d’iniquité, quand ils cachent d, à tous les regards les projets de leur vanité et quand ils accomplissent dans l’ombre leurs oeuvres de ténèbres. — Je suis entouré de murs de tous côtés, dira l’un, qui peut me voir? — Personne ne vous voit, je le veux bien, et pourtant vous n’êtes pas sans témoins. Vous êtes sous les yeux du mauvais ange; votre bon ange a aussi les regards fixés sur vous, et celui qui est bien plus grand que tous les anges bons ou mauvais, Dieu même vous voit aussi. Ainsi vous êtes vu de celui qui sera votre accusateur, d’une foule de témoins et du juge qui vous citera un jour à son tribunal, et sous les yeux duquel il est aussi insensé de vouloir pécher qu’il est affreux de tomber entre les mains du Dieu vivant. Ne vous flattez donc pas d’une fausse sécurité; vous êtes entouré de piéges qui vous échappent, il est vrai, mais auxquels vous ne sauriez échapper; et s’il vous est impossible de les découvrir, il l’est également de ne pas vous y laisser prendre. Celui qui a formé notre oreille entend sans doute aussi, et celui qui a fait notre oeil ne saurait pas voir ! Ce n’est point un amas de pierres, ouvrages de ses mains, qui pourront faire obstacle aux rayons de ce soleil; le rempart même de notre corps ne peut rien cacher aux yeux de l’éternelle vérité, il n’est pas de voiles pour le regard de Dieu, pour ce regard plus pénétrant qu’un glaive à deux tranchants, qui non-seulement distingue, mais encore discerne la direction même de nos pensées, et pénètre nos plus secrètes affections. Si l’abîme du coeur humain n’était tout entier accessible à ce regard avec tout ce qu’il renferme, nous ne verrions pas le grand Apôtre frémir de crainte à la pensée du jugement de Dieu, quoique sa conscience ne lui reprochât rien. « Je compte pour bien peu de chose, dit-il, d’être jugé par vous ou par tout autre homme, je ne fais point de cas non plus du jugement que je porte moi-même de moi; car, encore que ma conscience ne me reproche rien, je ne me regarde point comme étant juste pour cela. Mais celui qui doit me juger, c’est le Seigneur ( I Corinth., IV, 3 et 4). »

19. Si vous vous flattez de pouvoir échapper aux jugements des hommes, à la faveur d’une muraille qui vous dérobe à leurs regards ou de s, quelque artifice, vous pouvez être sûrs que vos fautes véritables n’échapperont point aux regards de celui qui saura même vous charger de crimes imaginaires. Si vous appréhendez l’opinion de l’un de vos semblables, redoutez bien davantage des témoins qui ont bien plus de haine encore pour l’iniquité et d’horreur pour la corruption. Enfin, si vous ne craignez point les regards de Dieu, et si vous ne redoutez que ceux des hommes, rappelez-vous que Jésus-Christ est homme aussi et qu’il ne peut ignorer ce que font les hommes, et vous n’oserez point faire sous ses yeux ce que vous n’oseriez vous permettre sous les miens. Vous vous interdirez sous les yeux du Maître, jusqu’à la pensée même de ces actions que non-seulement vous ne devez point faire, mais que vous ne vous permettriez point sous les regards de l’un de ses serviteurs. D’ailleurs, si vous redoutez le regard d’un oeil de chair plus que le glaive vengeur qui peut dévorer la chair elle-même, sachez que ce que vous redoutez le plus vous arrivera un jour et que vous éprouverez le malheur que vous appréhendez; car « il n’y a rien de caché qui ne se dévoile, ni rien de secret qui ne se divulgue (Luc, XII, 2). » Les couvres des ténèbres, étalées au grand jour, seront confondues par la lumière. Non-seulement les abominables et secrets excès de la luxure, mais les trafics injustes de ceux qui vendent les choses saintes, les perfides détractions et les inventions mensongères des calomniateurs qui égarent la justice, tout cela sera rendu visible à tous les regards par celui qui sait toutes ces choses, quand le grand scrutateur des coeurs et des reins viendra examiner Jérusalem à la lueur de ses éternelles flambeaux (Sophon., XII, 1). »

CHAPITRE X. Pour faire son salut, il ne suffit point d’éviter le mal, il faut encore faire le bien.

20. Que feront donc, ou plutôt que devront souffrir ceux qui auront s commis quelques crimes, quand ceux qui n’auront pas fait de bonnes oeuvres s’entendront dire: « Allez au feu éternel (Matth., XXV, 41) ? » Et comment celui qui n’a su ni ceindre ses reins pour s’abstenir du mal, ni tenir sa lampe allumée pour faire le bien, pourra-t-il se voir admis , au festin des noces, quand le mérite de la virginité ni l’éclat d’une lampe allumée ne pourront faire pardonner le seul tort d’avoir oublié l’huile ? Enfin à quels tourments ne doivent pas s’attendre ceux qui, dans cette vie, non-seulement ont fait mal, mais ont fait très-mal, si ceux qui ont reçu des biens en cette vie doivent être tourmentés au point de ne pouvoir dans l’autre obtenir la moindre goutte d’eau pour rafraîchir leur langue au sein des brûlantes ardeurs qui les consumeront (Luc, XVI, 24, 25) ? Evitons donc le mal, et pour être dans le filet de l’Eglise, ne nous en croyons pas plus libres de pécher pour cela; car il faut que noirs sachions que le pécheur ne mettra point dans ses corbeilles tous les poissons qu’il aura pris dans ses filets, mais qu’arrivé au rivage il fera choix des bons pour les conserver et rejettera les autres (Matth., XIII, 48). De même ne nous contentons pas d’avoir ceint ; nos reins, mais de plus allumons encore notre lampe, afin de faire le bien sans interruption aucune, nous rappelant que non-seulement tout arbre qui ne porte que de mauvais fruits, mais aussi celui qui n’en porte point du tout, doit être coupé et jeté au feu ( Matth., III, 10, et VIII, 19), dans ce feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour ses anges (Matth., XXV, 41).

21. Ce n’est pas tout encore, en évitant le mal et en faisant le bien, ne recherchons que la paix et non la gloire; car la gloire n’appartient qu’à Dieu, et il ne la cède à personne, selon cette parole: « Je ne céderai ma gloire à personne (Isa., XLII, 8). » Un homme selon le coeur de Dieu disait aussi: « Non, non, ce n’est pas à nous, Seigneur, mais à votre nom que vous devez donner la gloire (Ps. CXIII, 9). » Rappelons-nous aussi cette parole de l’Écriture: « Si vous avez fait vos offrandes selon les rites, mais que vous ayez mal divisé les parts de la victime, vous avez péché (Gen., IV, 7, juxta LXX). » Or le partage que je vous propose, mes frères, est juste, et si quelqu’un dit le contraire, je lui rappellerai qu’il n’est pas de moi, mais des anges eux-mêmes, car ce sont eux qui les premiers ont fait entendre ce cantique: « Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et paix sur la terre aux hommes de bonne volonté (Luc, III, 14). » Conservons donc de l’huile dans nos vases, de peur que nous ne frappions un jour en vain aux portes des noces, quand elle nous auront été fermées, Dieu nous préserve de ce malheur et que nous n’entendions de la bouche même de l’Époux cette dure réponse « Je ne vous connais point (Matth., XXV, 12). » Mais il y a plus encore; notre perte peut être la suite non-seulement de nos iniquités, de la stérilité de nos oeuvres, de notre vanité, mais encore d’un certain faible pour le plaisir. Voilà pourquoi nous avons besoin de force pour résister aux attraits du péché, pour demeurer inébranlables dans la foi contre le lion rugissant, et nous devons nous servir d’elle comme d’un bouclier pour repousser avec vigueur les traits enflammés lancés contre nous; nous avons aussi besoin de justice pour faire le bien, de prudence pour ne point être réprouvés avec les vierges folles, et de tempérance enfin pour ne point nous laisser aller aux attraits de la volupté, et ne nous point exposer à entendre comme ce malheureux qui implorait la miséricorde de Dieu, quand le temps de ses somptueux festins et de ses splendides vêtements fut passé: « Souvenez-vous, mon fils, que vous avez eu des biens pendant votre vie, et qu’alors Lazare n’a eu que des maux en partage; maintenant il est au sein du bonheur et vous, vous êtes au milieu des souffrances (Luc, XVI, 25). » Certainement Dieu est terrible dans ses desseins; mais s’il est terrible, il n’est pas moins miséricordieux, car il ne nous laisse point ignorer quels seront ses jugements un jour. « L’âme qui aura péché, nous dit-il, périra (Ezéch., XVIII, 20) ; » le rameau stérile sera coupé (Jean, XV, 6) ; la vierge qui aura oublié de tre se pourvoir d’huile sera exclue de la salle du festin des noces (Matth., XXV, 12), et quiconque aura reçu des biens en cette vie recevra des maux dans l’autre (Luc, XVI, 25). Mais s’il arrive par hasard qu’on se trouve dans ces quatre conditions à la fois, c’est, à mes yeux, le comble du désespoir.

CHAPITRE XI. Ceux qui travaillent  à se convertir sont tentés plus violemment par leurs anciens vices et courent risque de se perdre; le moyen d’éviter ce malheur se trouve dans une salutaire douleur.

22. Ce sont de telles réflexions et d’autres semblables que la raison suggère à la volonté en d’autant plus grand nombre et avec d’autant plus d’art qu’elle est plus éclairée des lumières de l’intelligence. Heureux celui dont la volonté cède et obéit si bien aux conseils de la raison que, fécondée par la crainte, elle devient grosse des divines promesses et enfante des désirs de salut. Mais il peut se faire que la volonté se montre rebelle et obstinée, que les bons conseils non-seulement la trouvent impatiente, mais encore la rendent plus perverse et qu’elle se montre plus intraitable après les menaces et plus exaspérée même après les plus doux ménagements. Peut-être bien, au lieu de se laisser toucher par les suggestions de la raison, se laissera-t-elle aller, dans un mouvement de fureur, à lui répondre en ces termes: — Jusques à quand exercerez-vous ma patience? Sachez que toutes vos prédications n’ont point d’action sur moi; vous êtes, je ne l’ignore point, de rusés personnages, mais toute votre habileté ne saurait avoir de succès avec moi. — Peut-être même, appelant tous les sens à son aide, leur ordonnera-t-elle d’être plus que jamais soumis à ses appétits et de se montrer esclaves plus dévoués de sa dépravation. C’est en effet ce qu’une expérience de tous les jours nous apprend. Quiconque nourrit la pensée de se convertir se sent plus vivement tourmenté par la concupiscence de la chair, et ceux qui songent à secouer le joug de Pharaon et à s’éloigner de l’Égypte se sentent aussitôt surchargés d’une plus grande tâche dans les travaux de terre et de briques qui leur sont imposés.

23. Dieu veuille que ceux qui en sont là ne tombent point dans l’impiété et se tiennent loin de ce gouffre épouvantable dont il est dit: « Quand l’impie est tombé dans l’abîme de la perversité, il n’a plus que du mépris pour toutes choses (Prov., XVIII, 3) ! » Il n’y a plus qu’un remède, mais d’une extrême énergie, qui puisse guérir un pécheur eu cet état, et il courra les plus grands risques s’il n’apporte un soin minutieux à suivre les conseils du médecin et à pratiquer ses ordonnances; car l’épreuve est rude et voisine du désespoir. Il n’y a plus de salut pour lui que si, recueillant toute sa sensibilité, il la tourne vers sa pauvre âme dont l’état est aussi triste que lamentable, et entend en même temps une voix d’en haut qui lui dise : « Bienheureux ceux qui pleurent, parce qu’ils seront consolés (Matth., V, 5). » Qu’il verse alors des larmes abondantes, car le moment de pleurer est venu, et il y a matière à des larmes sans fin. Qu’il en verse donc, mais que ce ne soit pas sans un sentiment d’amour et sans espoir d’être consolé. Qu’il considère qu’il ne saurait trouver de repos en lui-même et que tout n’est en lui que misère et désolation. Qu’il sente qu’il n’y a point pour lui de bonheur dans la chair et que ce monde maudit n’est plein que de vanité et d’affliction d’esprit. Qu’il reconnaisse, dis-je, qu’il ne peut trouver de consolation ni au dedans, ni au dehors, ni au-dessous de lui, et qu’il apprenne enfin à n’en attendre que d’en haut et à n’en chercher point ailleurs. Qu’il pleure donc en attendant, et qu’il exhale sa douleur; que ses yeux deviennent des sources de larmes et qu’il n’y ait plus de repos pour ses paupières; les larmes purifient l’ail qu’un mal empêche de voir, lui rendent la vue plus pénétrante et lui permettent de soutenir l’éclat de la plus pure lumière.

CHAPITRE XII. Comment il faut amener par la douceur la volonté à aimer et à désirer les choses du ciel.

24. Après cela, qu’il commence à jeter un regard par les trous dé sa prison, qu’il poursuive de l’ail à travers les barreaux de son réduit le rayon bienfaisant qui l’éclaire, et, qu’à l’exemple des anges, il cherche la lumière en suivant la lumière. De la sorte, il ne peut manquer de trouver cette tente admirable oit il est donné à l’homme de se nourrir du pain des anges, ce paradis de voluptés planté de la main de Dieu même; ce jardin rempli de fleurs délicieuses où il goûtera enfin le frais et le repos, et alors il s’écriera: — Oh, si ma malheureuse volonté voulait entendre ma voix, si seulement elle voulait venir voir ce délicieux endroit et visiter ce séjour de bonheur!… Oui, c’est ici qu’elle trouverait le repos parfait et qu’elle cesserait de me tourmenter n’étant plus tourmentée, elle-même. Car il ne mentait pas celui qui disait: « Prenez mon joug sur vos épaules, et vous trouverez le repos pour vos âmes (Matth., XI, 29). » Sur la foi de cette promesse, qu’il adoucisse sa voix en parlant à sa volonté courroucée, qu’il prenne même un air enjoué en l’abordant et lui dise d’un ton affectueux: —Cessez de m’en vouloir, car ce n’est pas moi qui serais capable de chercher à vous nuire. Ce corps est à vous, je vous appartiens même tout entier, ne craignez donc rien et n’ayez pas peur. — Il ne devra pourtant point s’étonner si la volonté lui répond encore d’un ton un peu amer. — Toutes vos méditations vous ont tourné la tête. Qu’il la laisse dire et n’ait pas même l’air de s’apercevoir de ce qui se passe, mais qu’il saisisse à propos dans la conversation l’occasion de changer le cours de l’entretien et lui dise : — J’ai découvert aujourd’hui un jardin des plus charmants, un endroit délicieux. Nous y serions bien l’un et l’autre. Après tout, vous êtes bien malheureuse dans ce lit de douleurs, sur cette couche de souffrances, dans ce réduit où mille cuisants chagrins vous assaillent. Le Seigneur viendra au secours de celui qui le cherche et de l’âme qui a mis son espérance en lui. Il écoutera ses prières et ses vceux et ne manquera pas de donner à ses paroles le don de la persuasion. La volonté sentira enfin s’éveiller en elle le désir d’abord de voir ce séjour, puis insensiblement elle voudra y entrer, et enfin elle souhaitera d’y fixer sa demeure.

CHAPITRE XIII. Soulagement que trouve un pécheur converti dans les admirables douceurs de la piété et dans les délices de la vie spirituelle.

25. Gardez-vous bien pourtant de croire que je parle ici d’un lieu matériel; ce paradis de délices est tout intérieur. Ce ne sont pas nos pieds, mais les dispositions de notre âme qui nous y conduisent. Ce qui vous y charmera, ce n’est- point un grand nombre d’arbres tels qu’en porte la terre, mais la vue délicieuse d’un magnifique plan de vertus toutes spirituelles. C’est un jardin parfaitement fermé où l’on voit une source mystérieuse qui se divise en quatre ruisseaux, la sagesse d’où s’écoulent quatre vertus différentes. Vous y verrez aussi pousser des lis admirables; à peine leurs fleurs commenceront-elles à s’épanouir que vous entendrez le doux gémissement de la tourterelle. Le nard dont l’Epouse compose ses parfums y répand sa délicieuse odeur; on y voit pousser aussi en abondance, loin de l’aquilon, au souffle des zéphirs, toutes les autres plantes aromatiques. Au milieu s’élève l’arbre de vie, ce pommier des Cantiques, qui l’emporte en beauté sur tous les autres arbres de la forêt, qui couvre l’Epouse de son frais ombrage et charme son palais par la douceur de ses fruits. C’est là que la continence brille de tout son éclat et que la vérité sans voile charme les regards de l’esprit comme un astre radieux; ses oreilles sont flattées et réjouies par les doux accents de la voix de celui qui console nos âmes; ses narines, si je puis ainsi parler, se dilatent au souffle de l’espérance dans ce champ que le Seigneur a comblé de ses dons et qui exhale les plus délicieuses senteurs; enfin la charité verse, à flots, dans ce séjour, les délices d’un incomparable enivrement. Toutes les ronces et les épines qui autrefois déchiraient l’âme sont inconnues en ce lieu, elle ne ressent plus dans le calme délicieux d’une bonne conscience que la douceur des miséricordes du Seigneur dont elle se trouve inondée. Or toute cette félicité n’est point encore celle de la vie éternelle, ce n’est que la solde que tout soldat du Christ reçoit dès cette vie ; elles n’appartiennent point à l’Eglise du ciel mais à celle de la terre; c’est proprement ce centuple que reçoit dès ce monde quiconque méprise le monde. N’attendez pas que mes discours vous en fassent sentir le prix, il n’y a que l’Esprit qui puisse vous le faire connaître. Ne cherchez point non plus à l’apprendre dans les livres, mais tâchez plutôt de l’éprouver par vous-mêmes, car c’est une science peu connue de l’homme, elle est pour lui au nombre des sciences occultes. Les félicités de la terre ne peuvent donner une idée de celles-là, c’est la douceur de Dieu même, et vous n’en aurez une juste idée qu’en la goûtant vous-mêmes, selon ce qui nous est dit : « Goûtez et voyez combien le Seigneur est doux (Ps. XXXIII, 3). » C’est une manne cachée, c’est un nom tout à fait nouveau, personne ne le connaît que celui qui l’a reçu; ce n’est pas le savoir. mais la grâce qui nous en instruit, et ce n’est pas non plus par la science, mais par la conscience qu’on le possède: «C’est le saint, ce sont les perles de l’Evangile (Matth., VII, 6), » et celui qui a commencé par pratiquer lui-même avant d’instruire les autres, ne fera certainement pas la faute qu’il nous a défendu de faire. D’ailleurs il ne regarde plus comme des chiens et des pourceaux ceux qui renoncent à leurs crimes et à leurs abominations passées, il va même jusqu’à vouloir les consoler en leur disant par la bouche de son Apôtre : «Il est vrai que vous avez été tout cela, mais à présent vous êtes purifiés, vous êtes sanctifiés (I Corinth., VI, 11). » Seulement que le pécheur prenne garde de ne point retourner comme le chien à son vomissement, ou comme le pourceau à sa fange.

CHAPITRE XIV. Dans les satisfactions terrestres, la satiété ne va jamais sans le dégoût ; mais plus on goûte les délices du ciel, plus on désire les goûter.

26. A l’entrée donc de ce paradis, le murmure d’une voix céleste se fait entendre et révèle un secret divin qui se dérobe aux sages, aux prudents du siècle et ne se découvre qu’aux petits. La raison ne garde pas pour elle seule cette précieuse révélation, mais elle se fait un bonheur de la communiquer à la volonté : « Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice parce qu’ils seront rassasiés (Matth., V, 6).n Voilà une pensée bien profonde, un mystère d’un prix inestimable ; c’est une parole pleine de vérité et digne de toute créance puisqu’elle nous vient du ciel, du trône même du Roi des cieux. En effet, une violente famine s’est étendue sur la terre, et tous tant que nous sommes, nous faisons plus que de commencer à ressentir les premières atteintes du besoin, nous en éprouvons les dernières rigueurs, c’est au point que nous en sommes tombés au rang des animaux sans raison, et leur sommes devenus semblables, désirant assouvir notre faim, sans pouvoir y d réussir, avec la vile nourriture qu’on donne aux pourceaux. Celui qui aime l’argent n’est point rassasié par l’argent, et celui qui aime la r luxure n’est point non plus rassasié par elle; celui qui recherche la gloire n’est pas rassasié davantage par cette nourriture; enfin celui qui aime le monde ne peut non plus être jamais rassasié par le monde. Pour moi, je connais pourtant des hommes rassasiés de ce inonde et qui ne peuvent plus y penser maintenant sans en éprouver du dégoût. J’en connais qui sont rassasiés des richesses, rassasiés des honneurs, rassasiés des plaisirs et des vanités du siècle, non pas un peu, mais à tel point qu’ils ne ressentent plus que, du dégoût pour toutes ces choses. Or il nous est facile à tous, avec la grâce de Dieu, d’en venir à cette satiété-là, elle n’est pas produite par l’abondance, mais par le mépris. Voilà donc comment les insensés enfants d’Adam, en se nourrissant de la nourriture des pourceaux, entretiennent, ou mieux encore, nourrissent la faim qui dévore leur âme. Oui, insensés, il n’y a que votre faim qui gagne à ces aliments; cette nourriture qui n’est pas faite pour vous n’est propre qu’à irriter vos besoins. Et pour dire plus clairement les choses, je veux prendre un exemple entre tous ceux que la vanité des hommes me présente dans ses désirs; le coeur ne sera jamais plus rassasié d’or que les poumons ne le seront d’air. Il ne faut pas que l’avare s’offense, j’en dis tout autant de ceux que l’ambition, la luxure ou l’habitude du mal dominent. Et si on éprouve quelque peine à me croire sur parole, que chacun s’en rapporte à son expérience propre ou à celle des autres.

27. S’il y a parmi vous, mes frères, quelqu’un qui désire voir sa faim assouvie, qu’il commence par avoir faim de la justice, et il est certain d’être rassasié. Qu’il soupire après ces pains qui se trouvent en abondance dans la maison dg Père de famille et il ne tardera pas à n’avoir plus que du dégoût pour les cosses dont les pourceaux se nourrissent. Qu’il s’efforce de savourer, ne serait-ce qu’un moment, les délices de la justice, et il ne tardera pas à vouloir les savourer davantage, et à se rendre de plus en plus digne de les savourer, selon cette parole de l’Ecriture : « Celui qui me mange éprouvera le besoin de me manger encore, et celui qui me boit voudra toujours me boire (Eccl., XXIV, 29). » Ce désir, en effet, bien plus en rapport avec notre être et bien plus conforme à notre nature, s’empare vivement de notre coeur et en chasse bien vite tout autre désir. Voilà comment le fort armé est vaincu par un plus fort que lui et comment on voit un clou en chasser un autre. «Heureux donc ceux qui ont faim et soif de la justice, parce qu’ils seront rassasiés (Matth., V, 6) ; » non pas, il est vrai, rassasiés dès à présent de cette justice dont l’homme ne se rassasiera jamais et qui sera pour lui la vie éternelle, mais de tous les autres biens qu’il avait d’abord désirés avec le plus d’ardeur; en sorte qu’à partir de ce moment la volonté, cessant de forcer le corps à obéir comme un esclave à toutes ses concupiscences, l’abandonnera à la conduite de la raison, ou plutôt le pressera elle-même de se mettre au service de la justice pour son salut et pour sa sanctification, avec non moins de zèle et d’ardeur qu’il s’était naguère mis pour le mal aux ordres de l’iniquité.

CHAPITRE XV. Le moyen de purifier la mémoire des souvenirs d’une vie criminelle, c’est de s’en remettre avec une pleine et entière confiance à la miséricorde de Dieu, qui en accorde le pardon.

28. Toutefois, après avoir changé enfin votre volonté et réduit votre corps en servitude, après avoir tari la source du mal et soigneusement bouché toutes les ouvertures par lesquelles il pénétrait, il vous reste une troisième chose à faire, et ce n’est pas la moins difficile, il s’agit des purifier votre mémoire, de nettoyer ce cloaque infect. Comment, direz-vous, effacer de ma mémoire, l’impression qu’elle conserve de toute ma vie passée? Le frêle et mince tissu sur lequel elle est écrite a bu l’encre et s’en est imprégné, comment l’effacer à présent? Elle ne s’est pas arrêtée à la superficie seulement, mais elle a pénétré le tissu tout entier; c’est en vain que je voudrais l’effacer maintenant, je détruirais le papier plutôt que d’en faire disparaître les caractères qui y sont gravés. Il en est de même de ma mémoire, il faudrait que l’oubli allât jusqu’à la détruire, comme cela arriverait, par exemple, si je venais à perdre l’esprit; alors je ne conserverais plus aucun souvenir de mes actions. Autrement quel grattoir employer pour effacer les souillures de ma mémoire et la conserver intacte elle-même. Pas d’autre que cette parole pleine de vie et d’efficacité et plus pénétrante qu’un glaive à deux tranchants « Vos péchés vous sont remis (Marc., II, 5). » Laisser le Pharisien murmurer et dire : « Qui peut remettre les péchés si ce n’est Dieu (Ibid., 7) ?» Car c’est précisément Dieu même qui vous adresse ces paroles: « Or nul ne saurait se comparer à lui, il connaît le secret de toute science et il l’a révélé à Jacob son fils et à Israël son bien-aimé; plus tard, il s’est fait voir lui-même sur la terre et il a conversé avec les hommes (Baruch, III, 36, 37, 38). » C’est sa miséricorde qui efface le péché, non en en faisant perdre le souvenir à la mémoire, mais en faisant que ce dont le souvenir était en elle et la souillait, y soit encore et ne la souille plus. Et en effet, nous nous rappelons en ce moment une foule de péchés qui ont été commis ou par nous ou par d’autres; or il n’y a que les nôtres qui nous souillent, ceux d’autrui ne sont pas une tache pour nous. D’où vient cela? C’est qu’il n’y a que les nôtres qui nous fassent rougir et que nous craignions de nous voir reprocher. Otez la pensée du reproche, ôtez la crainte, ôtez la honte, c’est ce que fait la rémission du péché, et non-seulement nos péchés ne font plus d’obstacle à notre salut, mais même ils peuvent y coopérer en nous excitant à rendre de vives actions de grâces à celui qui nous les a remis.   .

CHAPITRE XVI. Pour obtenir que Dieu ait pitié de nous, il faut que nous commencions par en avoir nous-mêmes pitié, puis que nous ayons pitié des autres.

29. Mais le pécheur qui implore de Dieu la rémission de ses péchés ne peut manquer d’entendre cette réponse pleine d’à-propos: « Bienheureuses les âmes miséricordieuses, parce qu’il leur sera fait miséricorde (Matth., V, 7). » Si donc vous voulez que Dieu ait pitié de vous, ayez vous-même pitié de votre âme. Baignez toutes les nuits votre couche de vos larmes et arrosez votre lit de vos pleurs (Ps. VI, 7). Si vous avez compassion de vous, si vous poussez de profonds soupirs de pénitence, vous avez fait le premier pas du côté de la miséricorde et vous ne pouvez être assuré qu’elle vous sera faite. Etes-vous un grand, un très-grand pécheur, et « avez-vous besoin d’une clémence peu commune, d’un torrent de miséricordes? » montrez-vous vous-même d’une miséricorde très-grande, infinie; réconciliez-vous avec vous-même, car vous n’êtes pas bien avec vous depuis que vous vous êtes déclaré contre Dieu. Quand vous aurez rétabli la paix chez vous, allez plus loin encore, faites votre paix, mais complète aussi, avec le prochain, et le Seigneur es vous baisera aussi d’un baiser de sa bouche. Alors, selon le mot de l’Ecriture, « une fois réconcilié, vous aurez la paix avec lui (Rom., V, 1). » Pardonnez donc à ceux qui vous ont offensé et vous-même vous mériterez d’obtenir votre pardon, quand vous direz avec une conscience pleine de sécurité en priant votre Père: «Remettez-nous nos dettes comme nous les remettons à nos débiteurs (Matth., VI, 12). » S’il vous est arrivé de faire du tort à quelqu’un, rendez au moins ce que vous avez pris; et s’il vous reste quelque chose, donnez-le aux pauvres, et, en faisant miséricorde, vous obtiendrez miséricorde à votre tour. « Vos péchés, fussent-ils rouges comme l’écarlate, ils deviendront blancs comme neige; et s’ils étaient pareils au vermillon, ils seront rendus aussi blancs que la laine (Isaï., I, 8). » Enfin,      pour échapper à la confusion de toutes vos prévarications dont le souvenir vous fait actuellement rougir, faites l’aumône, et si votre fortune ne vous le permet pas, suppléez-y du moins par vos pieux désirs, et vous serez purifié. Non-seulement votre raison sera éclairée, votre volonté redressée, mais votre mémoire elle-même sera purifiée, et vous pourrez dès ce moment entendre la voix du Seigneur vous appeler et vous dire: « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur (Matth., V, 8). »

CHAPITRE XVII. On doit purifier sans relâche les yeux de son âme pour pouvoir jouir de la vue de Dieu.

30. « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu’ils verront Dieu (Matth., V, 3). » Grande promesse, mes frères, et digne de réveiller tous les désirs de notre âme; car cette vision de Dieu n’est autre chose que la consommation même du bonheur suivant ce que dit l’apôtre saint Jean : « Nous sommes dès à présent les enfants de Dieu, mais nous ne savons pas encore ce que nous serons un jour. Nous savons pourtant que, lorsqu’il se montrera à nous, nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu’il est ( Joann., III, 2). » Cette vision n’est autre chose que la vie éternelle, selon ce que la Vérité même nous enseigne dans son Evangile: « La vie éternelle, dit-il, c’est de vous connaître, vous qui êtes le seul vrai Dieu, et de connaître Jésus-Christ que vous avez envoyé (Joann., XVII, 3). » La tache de notre oeil qui nous empêche de jouir de cette bienheureuse vision est donc bien digne de nos regrets, et la négligence que nous apportons à le guérir est exécrable. Quelquefois nous ne pouvons faire usage des yeux du corps parce qu’ils souffrent soit d’une humeur intérieure, soit de quelque grain de poussière qui leur vient du dehors; il en est de même des yeux de l’âme : ils sont offusqués soit par l’attrait des plaisirs charnels, soit par la vaine curiosité ou l’ambition du siècle. C’est ce que nous apprenons par notre propre expérience aussi bien que par le langage des saintes lettres, où il est écrit: « Notre corps sujet à la corruption arrête l’élan de notre âme, en même temps que le séjour de la terre affaisse notre esprit et gène l’essor de nos pensées (Sap., IV, 15). » Toutefois, dans l’un et l’autre cas, il n’y a que le péché qui émousse et obscurcisse l’œil de notre âme, car il ne peut exister d’autre obstacle entre notre oeil et la lumière, entre Dieu et l’homme. En effet, si tout le temps que nous habitons ce corps de boue, nous vivons éloignés de Dieu, ce n’est pas la faute de notre corps, je veux dire de ce corps mortel que nous portons, mais cela vient plutôt de ce qu’il est une chair de péché dans laquelle la loi du péché, et non celle du bien domine. Il arrive pourtant quelquefois que notre oeil corporel, quoique débarrassé de la paillé qui l’offusquait, soit par la main qui l’a, tirée, soit par le souffle qui l’a chassée, semble pendant quelque temps hors d’état de voir encore. C’est ce qui a lieu aussi pour l’œil de notre âme comme a pu s’en convaincre bien souvent celui qui marche selon l’esprit. C’est qu’il ne suffit pas d’avoir retiré le fer de la blessure pour que la plaie soit guérie, il faut ensuite appliquer dessus les remèdes convenables et travailler à la cicatriser. Voilà pourquoi ceux qui ont purifié le cloaque de leur âme ne doivent pas non plus se croire pour cela entièrement purifiés eux-mêmes; au contraire, c’est alors que, pour eux, se fait sentir le besoin de se purifier souvent, non pas seulement avec l’eau, mais avec le feu, pour pouvoir dire avec le Psalmiste: «Nous avons passé par l’eau et par le feu et vous nous avez, Seigneur, conduits au séjour du repos (Ps. LXV, 12). » « Bienheureux donc ceux qui ont le coeur pur, parce qu’ils verront Dieu, maintenant Sans doute comme en un miroir et en énigme (I Corinth., XIII, 12), » mais plus tard, face à face, quand notre visage aura été lavé de toutes ses souillures et que le Seigneur pourra le laisser paraître en sa présence dans la gloire, parce qu’il n’aura plus ni tache ni ride.

CHAPITRE. XVIII. C’est avec raison qu’on donne le nom d’enfants de Dieu aux hommes pacifiques.

31. Alors le Seigneur continue avec raison : « Bienheureux les hommes pacifiques parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu (Malth., V, 9). » Or il y a l’homme pacifié, il rend autant qu’il peut le bien pour le bien et n’a envie de faire du mal à personne. Il y a l’homme patient, qui non-seulement ne rend pas le mal pour le mal, mais encore sait supporter ceux qui veulent lui en faire ; enfin il y a l’homme pacifique qui rend le bien pour le mal et se sent constamment disposé à faire du bien à ceux mêmes qui lui font du mal. Le premier est encore un enfant facile à scandaliser, et il ne lui sera pas aisé de faire son salut clans ce siècle pervers et plein de scandales. Le second possède son âme dans la patience, comme dit l’Ecriture (Luc, XX, 19) ; mais pour le troisième, non-seulement il possède son âme, mais même il gagne beaucoup d’âmes à Dieu. Le premier est en paix autant que cela dépend de lui; le second conserve la paix, mais le troisième la fait naître; c’est donc avec raison qu’on lui donne le nom d’enfant de Dieu, puisqu’il s’acquitte du devoir d’un enfant et que, après avoir été réconcilié lui-même, il témoigne sa reconnaissance, en réconciliant les autres à son père. Celui qui se montre bon serviteur monte en grade dans la maison de son maître ; or il n’est pas de titre préférable dans la maison d’un père au titre de fils : « Car ceux qui sont les fils du père en sont aussi les héritiers, ils sont donc héritiers de Dieu et cohéritiers du Christ (Rom., VIII, 17). » Voilà comment, selon ce que le Seigneur nous apprend, son serviteur se trouve partout où il se trouve lui-même (Joan., XII, 26).

Je vous ai fatigués par la longueur de ce discours et vous ai retenus beaucoup plus longtemps que je ne l’aurais dû, aussi vais-je m’arrêter, non pas que votre silence plein de discrétion, m’y invite, mais parce que l’heure avancée le veut. Toutefois rappelez-vous qu’il arrivait quelquefois à l’Apôtre, comme vous l’avez vu dans les saintes Lettres, de prolonger sa prédication jusqu’au milieu de la nuit. Puissiez- vous, pour me servir de ses propres paroles, «supporter quelques moments encore l’indiscrétion de mon zèle, car j’ai pour vous un amour jaloux comme celui de Dieu même (II Corinth., XI, 4 et 2)! »

CHAPITRE XIX. Blâme sévère adressé aux ambitieux qui ont l’audace de s’immiscer sans en être dignes dans l’exercice des fonctions saintes.

32. Mes petits enfants, « qui vous montrera à fuir la colère à venir (Luc, III, 7) ? » Or personne n’est plus digne de l’éprouver que celui qui couvre ses sentiments hostiles des dehors de l’amitié. Judas, c’est par un baiser que tu trahis le Fils de l’homme, toi que je traitais en ami, qui prenais tes repas avec moi et qui portais en même temps que moi la main au plat! Non, tu n’as point de part dans la prière que le Sauveur adresse à son l’ère en lui disant: « Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent ce qu’ils font (Luc, XXIII, 34). » Malheur à vous qui vous attribuez non-seulement la clef de la science; mais encore celle s de l’autorité; qui, non contents de ne pas entrer, empêchez encore de mille manières que les autres entrent, quand vous devriez plutôt les contraindre à le faire! Vous vous emparez des clefs sans attendre qu’on vous les donne: c’est de vos pareils que le Seigneur se plaint par la bouche de son Prophète en disant: « Ils ont régné, mais ce n’est pas par moi; ils ont pris le titre de princes, je ne le leur ai point donné (Ose., VIII, 4). » D’où vient donc ce besoin de prélatures? d’où vient une ambition si effrénée? Quel peut être le principe d’une si folle présomption ? Est-il quelqu’un parmi vous qui osât, sans attendre l’ordre du dernier des princes temporels, ou même en dépit de sa défense, s’arroger les fonctions de ministre, s’emparer de ses revenus et diriger ses affaires? Ne pensez pas non plus que Dieu approuve ce que font, dans sa vaste demeure, ces vases de colère destinés à périr. On vient en foule à son Église, mais voyez quels sont ceux qu’il y appelle, comprenez-le à l’ordre même des pensées du discours du divin Maître : « Bienheureux, dit-il, ceux qui ont le coeur pur, parce qu’ils verront Dieu ; » et il termine en disant: « Bienheureux les hommes pacifiques, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu (Matth., V, 8 et 9). » Or ceux que le Père céleste appelle des hommes au coeur pur, ce sont ceux qui, au lieu de rechercher leurs propres intérêts, n’ont en vue que ceux de Jésus-Christ, et qui ne demandent point ce qui leur est utile à eux, mais ce qui l’est à tout le monde. « Pierre, m’aimes-tu ? dit le Sauveur du monde? — Seigneur, vous savez que je vous aime. Pais mes brebis, reprend le divin Maître (Joan., XXI, 15, 16, 17). » Comment aurait-il confié ses bien-aimées brebis à un pasteur qui ne l’eût point aimé lui-même? Vous savez bien que ce qu’on recherche avant tout dans un administrateur, c’est qu’il soit d’une fidélité éprouvée. Malheur aux ministres infidèles qui se chargent de réconcilier les autres quand ils ne sont pas encore réconciliés eux-mêmes, comme pourraient le faire des hommes justes en tout point! Malheur à ces enfants de colère qui s’érigent en ministres de miséricordes! Malheur à ces enfants de colère qui portent l’audace jusqu’à s’arroger le titre et le rang qui ne conviennent qu’aux hommes pacifiques! Malheur à ces enfants de colère qui se déguisent en fidèles médiateurs de paix pour s’engraisser des péchés du peuple ! Malheur à ces hommes qui vident selon la chair ! Incapables de plaire à Dieu, ils ont la prétention de le rendre favorable à leurs frères. Pour nous, mes frères, pour nous qui gémissons sur l’état présent de l’Eglise, il n’est pas étonnant que de la race du serpent naisse un basilic (Isa., XIV, 29).

33. Nous ne sommes pas étonné de voir la vigne du Seigneur vendangée par des ouvriers qui s’éloignent des voies qu’il a tracées. Car c’est avec cette impudence qu’on voit des hommes qui n’ont jamais entendu la parole du Seigneur les invitant à rentrer en eux-mêmes ou qui, l’ayant entendue, se sont enfuis comme Adam pour aller se cacher sous d’épais feuillages, usurper le rang et les fonctions des hommes pacifiques et des vrais enfants de Dieu. Aussi n’ont-ils pas cessé, jusqu’à présent, de faire le mal, ils traînent encore les débris du filet où ils ont été pris, ils n’ont pas jusqu’ici ouvert les yeux sur leur indigence (Jérém., III, 1); » chacun d’eux dit au contraire : Je suis riche, je n’ai besoin de rien, tandis qu’il est pauvre, malheureux, misérable et nu (Apocal., III, 17). Ils ne possèdent point cet esprit de douceur si nécessaire pour reprendre les pécheurs, en veillant sur eux-mêmes, pour ne point tomber, à leur tour, dans la tentation. Bien loin de connaître les larmes de la componction, ils ne savent que se féliciter du mal qu’ils font et se réjouir des pires choses. Aussi est-ce à leurs pareils que le Seigneur a dit: « Malheur à vous qui riez maintenant, vous pleurerez un jour (Luc, VI, 25) ! » L’objet de leurs voeux n’est point 1a justice, mais l’argent ; toujours le regards fixés sur de plus hauts honneurs, ils n’aspirent qu’aux dignités, ils n’ont soif que de la gloire humaine. Ce ne sont point eux qui ont des entrailles de miséricorde, leur plaisir est de se montrer exigeants et d’agir en tyrans, la piété pour eux n’est qu’un instrument de lucre et de profits. Faut-il parler de la pureté de leur coeur? Plût à Dieu qu’ils n’eussent pas même oublié qu’ils ont un coeur, comme s’il avait cessé de battre en eux! Plût à Dieu qu’ils ne fussent pas, selon l’expression du Prophète, « semblables à la colombe séduite qui ne possède plus son coeur (Ose., VII; 11) ! » Oui, plût à Dieu qu’au moins les dehors fussent purs, chez eux, et qu’on ne remarquât point de taches sur leurs vêtements et jusque sur leur personne, ils obéiraient du moins en cela au précepte divin: « Soyez purs, vous qui portez les vases du Seigneur (Isa., LII, 11)! »

CHAPITRE XX. Paroles pleines de véhémence de saint Bernard contre la vie dissolue et l’incontinence des clercs.

34. Je ne veux point accuser tout le monde, mais je ne puis pas non plus excuser tout le monde. Le Seigneur s’est réservé encore des milliers de ministres fidèles (Rom., XI, 4), autrement, si leur justice n’était notre excuse, si le Dieu des armées n’avait laissé parmi nous cette semence sainte, il y a longtemps que nous aurions été détruits comme Sodome et que nous aurions péri ainsi que Gomorrhe. L’Eglise, il est vrai, semble avoir élargi ses tentes, l’ordre très-saint du clergé a vit de même ses rangs grossir, et le nombre des frères s’est beaucoup accru (a); mais, Seigneur, en multipliant votre peuple, vous n’avez point ajouté à sa gloire, puisqu’il semble avoir perdu en mérites ce qu’il a gagné en nombre. On se précipite partout vers les ordres sacrés, et on voit des hommes se charger sans trembler, sans même y penser, de ces ministères dont les anges appréhenderaient de se voir chargés eux-mêmes. On ne craint pas en effet de recevoir en mains les insignes d’une autorité divine, ou de porter sur sa tête la couronne qui en est l’emblème, quoiqu’on soit esclave de l’avarice, dominé par l’ambition, subjugué par l’orgueil et sous la loi de la luxure et de l’iniquité, et qu’on recèle peut-être au fond de son coeur de ces mystères d’abomination que nous ne pourrions voir sans frémir, s’il nous était donné, selon le mot d’Ezéchiel (Ezech., III, 8), de percer la muraille pour être témoins des horreurs qui souillent la maison de Dieu. En effet, sans parler des fornications, des adultères et des incestes, les passions de plusieurs descendent jusqu’à la turpitude et à l’ignominie (Rom., I, 26 et suiv.). Plût au ciel encore qu’ils n’en vinssent point jusqu’à commettre de ces fautes dont la décence défend à l’Apôtre de tracer le nom et à moi de le prononcer. Plût à Dieu qu’on ne pût me croire sur parole quand je dis que des hommes sont capables de ces abominables désordres.

35. Qui ne sait qu’autrefois les cités qui furent le berceau de ces infamies, frappées avant le temps par le jugement de Dieu, sont devenues la proie des flammes. Personne n’ignore que les feux de l’enfer, sans attendre la fin des temps, ont eu hâte de dévorer cette nation abominable dont les crimes aussi clairs que le jour avaient hâté l’arrêt du juge suprême. Le feu, le soufre et le vent furieux des tempêtes, ont ravagé, qui ne le sait, la terre même complice de ces attentats et l’ont changée en un lac affreux. L’hydre du mal perdit cinq têtes du coup, mais, hélas ! il en repoussa bientôt d’innombrables. Quelle main a relevé ces cités coupables, a élargi l’enceinte de leurs murs infâmes, a propagé au loin les germes de leur contagion? Malheur! malheur! l’ennemi du genre humain a semé partout les funestes débris de cet incendie allumé par le soufre, et a recouvert l’Eglise même de ses cendres abominables, et plusieurs de ses ministres des flots impurs sortis de ce cloaque infect. Hélas! race de choix, sacerdoce royal, tribu sainte, peuple d’adoption (I Petr., IX, 9) ! qui donc à ta naissance divine, alors que des flots de grâces inondaient le berceau de la religion du Christ, eût pu croire que tu serais un jour couvert de tant d’ordures?

36. Cependant on les voit avec ces souillures entrer dans le tabernacle du Dieu vivant, et habiter dans le temple saint du Seigneur qu’ils profanent par leur présence, provoquant ainsi contre eux mille sentences de condamnation par les forfaits dont leur conscience est chargée, et par l’audace qu’ils ont de se présenter néanmoins ainsi dans le sanctuaire de Dieu. Assurément de tels ministres, bien loin d’apaiser la colère de Dieu, ne sont capables que de l’irriter davantage, car ils semblent dire dans leur coeur : Il n’ouvrira pas même les yeux sur nos crimes (Ps. IX, 33). Oui, ils l’irritent en effet, et attirent sur eux son courroux, peut-être, je le crains, par les choses même qui avaient pour objet de le rendre propice. Plût à Dieu plutôt, qu’avant , d’élever l’édifice, ils eussent commencé par s’asseoir, pour examiner si leurs ressources leur permettaient de le terminer! Plaise au ciel que ceux qui n’ont pas la force de pratiquer la continence n’aient pas l’imprudence d’embrasser le célibat! Car vraiment il s’agit ici d’un édifice coûteux à élever, c’est une tache qui dépasse les forces de bien des hommes. Mieux vaudrait pour eux, cela ne fait point de doute, prendre femme que de brûler, et faire leur salut dans les rangs des simples fidèles que de s’élever aux dignités ecclésiastiques pour y mener une vie criminelle et s’y préparer un jugement d’autant plus rigoureux. En effet, il y en a beaucoup, ce ne sont pas tous assurément, mais pourtant il y en a beaucoup, la chose est certaine, d’autant plus qu’ils sont trop nombreux pour qu’on ne les voie pas et d’ailleurs ils ne cherchent point à se cacher, tant ils ont perdu tout sentiment de honte, il en est, dis-je, beaucoup pour qui il semble que la liberté que leur laisse le sacerdoce est une occasion de vivre selon la chair, et qui, après avoir renoncé au remède que leur offrait le mariage, se livrent ensuite aux plus affreux désordres.

CHAPITRE XXI. Douce exhortation à la pénitence.

37. Mes frères, je vous en conjure, épargnez, épargnez vos âmes, épargnez le sang qui a été répandu pour vous. Evitez un affreux danger, prenez garde de tomber dans le feu qui est préparé aux pécheurs. Que la profession de la perfection chrétienne cesse d’être une illusion et montre enfin une vraie vertu sous les dehors de la piété; que le célibat religieux ne soit plus une vaine apparence, privée de toute vérité. Comment la chasteté ne serait-elle pas en péril au sein des délices, l’humilité au comble des richesses, la piété dans le torrent des affaires, la vérité dans ces conversations sans fin et la charité au milieu de ce siècle pervers ? Fuyez du milieu de Babylone, fuyez et sauvez vos âmes; accourez dans les villes de refuge où vous puissiez faire pénitence du passé, obtenir la grâce de Dieu dans le présent et attendre avec confiance la gloire de la vie future. Que le souvenir de vos fautes ne retarde point votre marche, car ordinairement la grâce surabonde là où le péché a abondé; que l’austérité de la pénitence ne vous effraye point, car toutes les souffrances de cette vie ne sont rien en comparaison du pardon de nos fautes passées, de la grâce qui dès maintenant nous comble de consolation et de la gloire qui nous est promise. Enfin il n’est pas d’amertume si grande que la farine du Prophète ne soit capable d’adoucir (IV Reg., IV, 41), et que le bois de vie, la sagesse, ne rende agréable au goût (Prov. III, 18).

38. Si vous ne pouvez croire à mes paroles, croyez du moins aux faits, rapportez-vous-en aux nombreux exemples qui le prouvent. On la voit de toutes parts les pécheurs accourir à la pénitence, et quoique d’un tempérament délicat ou amollis par l’éducation, ils ne comptent pour rien les austérités corporelles, pourvu qu’ils réussissent à calmer les remords de leur conscience alarmée. Rien n’est impossible à la foi, rien n’est difficile à l’amour, rien n’est dur aux âmes douces et rien n’est ardu aux humbles, car la grâce vient à leur aide et leur parfaite obéissance allège le poids de l’autorité. Jusques à quand serez-vous en proie à des pensées d’élévation et de grandeur (Ps. CXXX , 1) ? Certes, c’est une chose assez grande et un emploi assez admirable que d’être ministre de Jésus-Christ et dispensateur des divins mystères; mais l’ordre des pacifiques l’emporte encore de beaucoup sur tout cela, à moins qu’au lieu de passer par tous les degrés qui y conduisent, vous ne vouliez les franchir tous à la fois d’un seul bond. Plût au ciel encore que ceux qui s’avancent par de semblables moyens fussent aussi fidèles à remplir leur charge qu’ils ont été présomptueux en la briguant ! Mais il est bien difficile, peut-être même est-ce absolument impossible, que la racine amère de l’ambition produise jamais un doux fruit de charité. Quant à moi, je vous dis, ou plutôt ce n’est pas moi qui vous le dis, mais le Seigneur lui-même : « Quand vous serez invité à un festin de noces, asseyez-vous à la dernière place… car quiconque s’élève sera abaissé, et quiconque s’abaisse sera élevé (Luc, XIV, 10 et 11). »

CHAPITRE XXII. Le devoir d’un bon pasteur est d’instruire son troupeau et de ne pas craindre d’être persécuté pour la justice.

39. « Bienheureux les pacifiques, dit le Seigneur, parce qu’ils seront appelés enfants de Dieu (Matth., V. 9). » Remarquez bien qu’il loue ici non pas ceux qui parlent de paix, mais ceux qui procurent la paix; car il y a des hommes qui sont forts pour en parler, mais qui ne sauraient la procurer. Or de même que ce ne sont pas ceux qui connaissent la loi, mais ceux qui la pratiquent (Rom., II, 13), qui sont réputés justes, ainsi ce ne sont pas ceux qui annoncent, mais ceux qui donnent la paix que Jésus-Christ déclare bienheureux. Pourtant je voudrais bien que tous ceux qui, parmi nous, aujourd’hui semblent être des Pharisiens, et le sont peut-être bien en effet, comme ils le paraissent, m tout en ne faisant pas ce qu’il faut, prêchassent du moins ce qu’il faut prêcher. Je voudrais que ceux qui ne peuvent annoncer l’Evangile s’ils ne sont payés pour cela, l’annonçassent du moins quand on les paye. Je voudrais qu’ils évangélisassent, ne fût-ce même que dans le but de gagner de quoi manger. « Le mercenaire, a dit le Sauveur, voit le loup et s’enfuit (Joan. X, 12). » Plût à Dieu qu’aujourd’hui, tous ceux qui ne sont pas de vrais pasteurs voulussent du moins être de vrais mercenaires et non point de véritables loups pour leurs troupeaux. Plût à Dieu qu’ils ne fussent pas les premiers à déchirer leurs brebis et les premiers à s’enfuir, lors même que personne ne les poursuit! Plût au Ciel enfin qu’ils n’abandonnassent leur troupeau qu’en voyant le loup paraître! Après tout, on pourrait peut-être les souffrir tels qu’ils sont si on les voyait, surtout quand rien ne les menace, toucher leur salaire et, à ce prix, s’occuper de la garde de leur troupeau, au lieu de le troubler eux-mêmes et de l’écarter à plaisir des pâturages de la vérité , et de la justice. Il est certain que la persécution montre à tous les yeux quelle différence il y a entre ces mercenaires et les vrais pasteurs. Comment, en effet, ne serait-on pas sensible à des pertes temporelles, quand on ne songe qu’à des avantages temporels? Et comment serait-on prêt à souffrir, sur la terre, persécution pour la justice, quand on tient plus aux avantages de la terre qu’à la justice même? « Bienheureux, dit le Seigneur, ceux qui souffrent persécution pour la justice parce que le es royaume des cieux leur appartient (Matth., V, 10). » C’est aux pasteurs qu’est annoncée cette béatitude, non point aux mercenaires et encore moins aux loups et aux voleurs. Tant s’en faut qu’ils souffrent persécution pour la justice, qu’au contraire ils ressentiraient moins de peine à subir la persécution qu’à voir triompher la justice, attendu que la justice condamne leurs oeuvres et qu’il leur est même pénible d’en entendre prononcer le nom.

40. Mais pour satisfaire leur avarice ou leur ambition, on les trouves rait toujours prêts à s’exposer à toutes sortes de périls, à susciter toute es espèce de scandales, à supporter toutes les haines, à dévorer tous les affronts, à dédaigner toutes les critiques, en sorte que leur courage ur pour supporter toutes ces choses n’est pas moins funeste à leur troupeau que la lâcheté des mercenaires. Voici donc ce que le vrai Pasteur, le bon Pasteur, celui qui donne sa vie pour ses brebis, dit aux véritables pasteurs . « Vous serez bienheureux quand les hommes vous haïront, ne voudront plus vous souffrir auprès d’eux, vous proscriront et vous maudiront à cause du Fils de l’homme. Réjouissez-vous le jour où il en sera ainsi; soyez dans l’allégresse, car une magnifique récompense vous est réservée dans les cieux (Luc., VI, 22 et 23). » En effet, que peuvent avoir à craindre des voleurs ceux qui placent leur trésor dans les cieux? et pourquoi se plaindraient-ils du nombre de leurs tribulations, quand ils voient que la récompense augmente avec l’épreuve? Au contraire ils se réjouiront, ils en ont bien sujet, ils se réjouiront, dis-je, de voir que ce qui s’accroît c’est moins encore la persécution qu’ils endurent, que la récompense qu’ils en recevront un jour, et ils s’estimeront d’autant plus heureux qu’ils auront plus à souffrir pour Jésus-Christ, auprès de qui les attend un plus riche salaire. Que craignez-vous, hommes de peu de foi? C’est une vérité indubitable appuyée sur l’infaillible Vérité elle-même « que nulle adversité ne peut nuire à celui que nulle iniquité ne domine (Ex oral. et collect. Eccles.). » Mais c’est trop peu de ne pas nuire, il n’est pas d’adversité qui ne soit un avantage si on la souffre pour la justice et en vue de Jésus-Christ, « près de qui les souffrances des pauvres porteront un jour leur fruit (Ps. IX, 19). » Qu’à lui soit la gloire, aujourd’hui, toujours et dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il.